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Le cinéma documentaire et la ville
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Avant-Propos
La curiosité pour l’exploration de la ville, et comment celle-ci délivre des images, est le point de départ de ce mémoire. D’un détail architectural à un visage singulier, en passant par la forme d’une rue ou la texture d’un pavé, la ville se représente en permanence. La ville est représentation.
Il y a aussi les villes que l’on aime, et on ne sait pas pourquoi. Celle des origines, en particulier, génère une fascination toute particulière. Je suis né à Amsterdam, mais n’y ai vécu que durant les premières années de ma vie. Y retourner, c’est reconstruire une image de la ville qui n’a probablement jamais existé, mais dont l’atmosphère rappelle toujours la ville originelle, telle une madeleine de Proust.
Ces deux aspects combinés m’ont rappelé un film qui m’a marqué dix ans auparavant : Amsterdam Global Village, de Johan van der Keuken. Qualifié de documentaire, c’est une promenade de quatre heures dans une Amsterdam que j’ai pu vivre en 1996, sans pouvoir en reconstituer le souvenir aujourd’hui. De là est venue l’idée d’étudier la relation entre le documentaire et une ville, et en quoi cette relation pourrait être dialectique.
Ici se trouve la version numérique complète de ce travail, sous la forme d'un éventail où chaque chapitre peut être lu indépendamment. Une version ultérieure contiendra des images et des liens pour les notes de bas de page.
● Introduction5
I. Représentation de la ville dans le documentaire7
1. De la représentation8
Définition de représentation8
Définition du dictionnaire
Remise en présence d’un objet absent
Une représentation est affaire de signes
Représentation et contexte
Classification des signes
Une représentation peut-elle se rapprocher de la réalité ?
Représentation de l’architecture et de la ville14
L’architecture et la ville sont des représentations
Mais qu’est-ce que la ville ?
L’architecture et la ville via leurs propres médiums
Croisement avec d’autres médiums
2. Du film documentaire24
Petite histoire du documentaire24
1878-1900 : L'antécédent photographique, prémisse du documentaire
1900-1930 : Les premiers pas du documentaire, des prises de vues Lumière aux avant-gardes du montage
1930-1960 : Le documentaire cherche sa voie avec le parlant
1960-1990 : Le documentaire s’empare du principe de cinéma direct
1990-Aujourd’hui : multiplicité des formes, banalisation du médium
Réalité ou fiction ? Ou les bornes du documentaire30
Le réel, le matériau du cinéma
Modalisation de situation : du spontané à la mise en scène
Implication personnelle du réalisateur
Le rapport au spectateur, différence avec la fiction
3. Le documentaire et la ville, une histoire commune34
Le corpus cinématographique34
Histoire commune du documentaire et de la ville36
La ville industrielle et le progrès
La ville moderne en critique
Villes monstres de la mondialisation
4. Le documentaire, une entrée marquante dans le territoire54
Territoire : là où se trouve la ville54
La géographie
Le climat
Anthropologie : ce dont la ville est faite56
Ressources, production et consommation
Les moyens de locomotion
Éléments remarquables
Cadre bâti
Peut-on filmer une ville sans présence humaine ?
Culture urbaine : du typique à l’infra-ordinaire60
Cultures typiques
Drame urbain
L’infra-ordinaire, l’atout du documentaire
5. Transformation de la ville, de la réalité à l’interprétation du spectateur64
La présence du cadreur dans la scène64
La déconstruction du documentaire65
L’interlocution directe
L’aveu de mise en scène
Projection du film et réactualisation66
En quoi le documentaire peut-il générer un nouveau rapport à la ville ?67
II. Amsterdam Global Village : construction d’une ville ?70
1. Amsterdam montré : le documentaire à l’épreuve du réel71
Cartographie précise des lieux filmés et comment ils sont filmés71
Lieux connus : Amsterdam identifiable
Changements urbains
Lieux anonymes : catalogue d’architecture
Saisons, culture et inconscient collectif, du réel au documentaire73
Saint Nicolas
Nouvel An
Fête de la reine
Victoire de l’Ajax
Vondelpark
L’Amsterdam multiculturelle et sa représentation, thème majeur du film77
Khalid : le fil rouge
Borz-Ali : le corps ici, les pensées ailleurs
Roberto : l’attache à la tradition
Hennie et Adrie : mémoire des lieux
Les autres communautés
Qualificatif de « village » : manipulation de l’auteur ou spécificité de la ville ?80
2. Amsterdam inventé : du réel à l’invention documentaire85
Morphologie d’une ville85
La forme circulaire de l’œuvre, du diagramme au récit
L’expérience contemplative par le travelling
Le passage d’une strate à l’autre dans l’espace : eau, terre, ciel
Perméabilité de la ville88
Traverser la surface
Les sauts dans l’espace et le temps pour simuler la spatialité
La trajectoire des personnages
Ville rêvée90
Ruines et recompositions : les échappées à l’étranger
Expérience du vide
Le mouvement pur : la séquence des mouettes
L’irruption du rêve à la fin du film : perte des repères et disparition de la ville telle que connue
● Conclusion97
● Bibliographie101
Documentaire et cinéma
Ville et architecture
Art
Représentation et sémiotique
Représentation de l’espace urbain
Johan van der Keuken
● Remerciements103
« Je ne crois pas qu’on peut faire le portrait de quoi que ce soit, mais on peut construire une ville à travers le cinéma1 »
— Johan Van der Keuken
À travers l’histoire, l’architecture et la ville ont fait l’objet de nombreuses représentations, à l’aide de différents médiums. Parmi ceux-ci, le cinéma est régulièrement étudié par la critique cinématographique et architecturale. On ne compte plus les essais sur Brazil de Terry Gilliam (1985), ou Metropolis de Fritz Lang (1927), films urbains par excellence, en plus d’être des œuvres célèbres dans l’histoire du cinéma. Cependant, une facette du cinéma moins connue traite également de la ville : le cinéma documentaire. Un documentaire, ce n’est pas une fiction, et en tant que spectateur, nous faisons aisément la distinction. Nos codes culturels nous permettent en effet d’opérer inconsciemment des distinctions entre les objets qui nous entourent. Pourtant, la limite entre fiction et documentaire est difficile à définir, et nous répondrons à cette question au cours de ce mémoire. Pour l’instant, nous partons du principe qu’a priori, la force du documentaire tient à l’impression de réalité qui l’accompagne. La fiction se situe dans un univers propre auquel nous faisons semblant de croire, alors que le documentaire partage avec nous l’espace et le temps, réactualisés au moment de la projection.
Mais un documentaire est une représentation, et non la réalité : un réalisateur construit un film avec sa propre vision du monde. Comme toute autre représentation, un film documentaire ne peut être objectif, et c’est là que réside toute son ambivalence. Il semble représenter le réel avec exactitude, parce qu’il capture l’empreinte de la réalité, mais ne peut être confondu avec cette dernière. Entre donc en jeu l’interprétation, celle de l’auteur qui fabrique les images, et celle du spectateur qui les compare à sa propre expérience du monde. Au cours de ce mémoire, nous allons interroger la représentation de la ville par le cinéma documentaire.
Représenter la ville : comment le film documentaire interagit-il avec l’espace urbain ?
Au préalable, il faut définir ce qu’est une représentation. Elle ne peut pas être une copie de la réalité, et tend plus ou moins vers une forme de réalisme, en fonction de critères que nous allons définir. Cette définition pourra paraitre un peu fastidieuse, mais nécessaire pour la suite du mémoire. Nous tâcherons ensuite de distinguer les modes de représentation, en particulier dans le domaine de l’architecture et de la ville, qu’il s’agisse d’outils propres à la conception architecturale, ou de médiums non-spécialisés. Parmi ces derniers, on se penchera plus en détail sur le documentaire et son histoire, ainsi que sa différence avec la fiction. La frontière peut sembler floue, mais on verra qu’il s’agit essentiellement d’une différence de contrat entre le réalisateur et le spectateur.
Quant à la relation entre la ville et le documentaire, nous verrons d’abord comment les deux thèmes se sont croisés à travers l’histoire. Il sera question de l’historicité du documentaire, qui permet de représenter les enjeux de la ville à un moment donné. Le corpus cinématographique ne permettant pas de dresser toute l’histoire de la ville au vingtième siècle, cette sous-partie sera divisée en trois périodes significatives : la ville des années folles et l’expérimentation cinématographique ; la ville sociale d’après-guerre et l’assimilation du son par le documentaire ; la ville mondialisée et la diversification du médium. La ville, sous toutes ses facettes, est également un matériau de choix pour le documentaire. Nous explorerons ici quelques exemples de représentation des trois thèmes d’une ville par les documentaires, à savoir : le territoire (la géographie, le climat), les formes anthropologiques (bâti, structures, moyens de transport), et la culture. Il ne sera pas question de faire un catalogue exhaustif des descriptions de villes, mais bien de relever les manières dont les auteurs utilisent les spécificités de leur médium pour représenter ces thèmes.
Les documentaristes interprètent la ville, de sorte que celle-ci parait transformée par le film. Le spectateur, à son tour, compare le documentaire avec ce qu’il connait de la réalité. Il apparait, dès lors, que les documentaristes créent des « fictions » de villes. D’une part parce qu’ils ne pourront par principe jamais atteindre la vérité, d’autre part parce qu’ils affirment leur liberté de création, ainsi que celle du spectateur à se faire son opinion. Tous les « documentaires de création2 » incluent des parts de mise en scène, ou mettent en évidence la subjectivité de l’auteur par une déconstruction consciente du médium. Que ce soit en s’adressant directement au spectateur, ou en montrant clairement les ficelles de la réalisation, les auteurs de documentaire tendent à rester honnêtes envers le spectateur. Nous verrons comment les cinéastes, en créant une narration de ville, la transforment nécessairement.
Après ce point théorique, nous étudierons plus en détail comment un auteur, Johan van der Keuken, a représenté sa ville natale dans Amsterdam Global Village. Lors de son retour à Amsterdam, après avoir voyagé autour du monde pour réaliser ses films, il constate à quel point la ville est devenue multiculturelle, au point qu’il s’y sent parfois comme un étranger. De là part l’idée d’un film monde, long de quatre heures, qui parcourt la ville au fil de ses canaux et des vies qui y résident. Dans un premier temps, nous chercherons à comparer la réalité de la ville et comment elle est représentée par le cinéaste. Puis, nous observerons comment Johan van der Keuken crée une ville fictionnelle, où forme urbaine et forme cinématographique ne font plus qu’une. Le réalisateur résume lui-même cette intention :
« Comment la position du cinéaste, dans l'espace concret où il tourne, coïncide avec sa position métaphorique dans l'espace fictif du film.3 »
— Johan van der Keuken
Pourrait-on appliquer cette réflexion à tout documentaire urbain ? Probablement pas, car les auteurs n’ont pas les mêmes intentions dans leurs films. Reste que les auteurs que nous étudions dans ce mémoire sont tous intéressés par la question urbaine, à des échelles et des niveaux différents. Nous espérons que la lecture de ce mémoire permettra d’en explorer quelques facettes.
1 « The flow of the world : Johan Van der Keuken’s Amsterdam Global Village », propos recueillis par Serge Toubiana pour les Cahiers du cinéma, Numéro 517, octobre 1997
2 À distinguer du documentaire didactique, du reportage ou du docu-fiction, des formes qui prétendent souvent détenir la vérité.
NINEY, François, Le Documentaire et ses faux semblants, Coll. 50 questions #47, Paris, Klincksieck, 2009, page 121
3 PY, Aurélien, Amsterdam Global Village de Johan van der Keuken, Crisnée, Yellow Now, 2006, page 28
Définition de représentation
Définition du dictionnaire
Au cours de ce mémoire, le mot « représentation » sera employé de nombreuses fois. On peut considérer qu’il s’agit d’un « mot-valise » dont les usages et significations sont nombreux. Il serait vain de copier ici toutes les définitions du mot. On retiendra essentiellement les suivantes, issues du Trésor de la Langue Française informatisé :
– Action, fait de donner un spectacle, plus particulièrement de jouer une pièce de théâtre devant un public; le spectacle lui-même.
– Action de rendre quelque chose ou quelqu'un présent sous la forme d'un substitut ou en recourant à un artifice; ce substitut.
– Reproduction, restitution des traits fondamentaux de quelque chose ou de quelqu'un.
– Action, fait de rendre présent par son existence, par sa propre présence.
– Action, fait d'agir ou de parler au nom de quelqu'un.
Remise en présence d’un objet absent
De nombreuses citations d’auteurs précisent ces définitions simples et assez similaires. Elles ont en commun l’idée qu’une représentation, c’est rendre présent ce qui est absent. Régis Debray rappelle ainsi, dans Vie et mort de l’image, un usage du mot fort à propos : il s’agissait, en langue liturgique, d’un cercueil vide sur lequel on étendait un drap mortuaire pour une cérémonie funèbre. Au Moyen-Âge, c’était une figure moulée et peinte qui représentait le défunt pour les obsèques. Régis Debray relie le champ lexical de l’image à celui de la mort : une imago était un moulage en cire du mort conservé par les magistrats ; la figura était un fantôme avant d’être une figure ; l’eidôlon était le fantôme des morts, le spectre, puis le portrait ; etc. Il affirme ainsi qu’il « [oppose] à la décomposition de la mort la recomposition par l’image. » Ce qui est mort ne peut plus être, sauf à le re-présenter, le rendre présent à nouveau.
L’ambivalence de cette définition permet une grande polyvalence de sens et d’usage, en reliant les domaines de la politique, l’économie, la sémiotique et l’esthétique4. Pour W.J.T Mitchell, le mot a cette capacité à faire interagir les images et le langage, mettant en lumière les questions de connaissance (une représentation vraie), d’éthique (une représentation responsable) et de pouvoir (une représentation efficace)5. Ces trois facettes d’une représentation, on va le voir, ont une résonance particulière dans le film documentaire.
Une représentation est affaire de signes
Tout objet, qu’il soit physique ou virtuel, abstrait ou concret, est une représentation. Selon Mitchell, cité depuis Critical Terms for Literary Study6, une représentation est l’utilisation de signes qui représentent et prennent la place d’une autre chose. Les signes sont analysables par la sémiotique (ou sémiologie7), qui étudie comment l’on crée du sens. Initiée par les travaux du linguiste Ferdinand de Saussure, la sémiotique s’est d’abord restreinte au langage. Chaque mot est alors une représentation d’un objet ou d’un concept, et c’est à travers l’acte de nommer les éléments que l’on organise le monde et la réalité. La sémiotique peut analyser des textes, soit des assemblages de signes. Le mot « texte » n’est pas exclusif au texte écrit, il fait ici référence à tout message qui a été enregistré, et qui devient alors indépendant de son émetteur ou destinataire8.
Dès lors, les signes peuvent prendre la forme de mots, images, sons, mouvements et objets9. Assemblés, ils peuvent former des constructions sémantiques et exprimer des relations. Mais de quoi est composé un signe ? Sur ce point, les structures diffèrent entre les auteurs, et l’évolution de la sémiotique au cours du siècle montre à quel point le sujet peut porter à débat. La définition de Saussure est simple et efficace : un signe est composé d’un signifiant et d’un signifié. Une représentation est un signifiant, et tout objet peut être un signifié. Au moins dans le langage, la forme du signifiant n’est pas déterminée par le signifié : toute forme de mot peut qualifier tout objet. La preuve en est que les cris d’animaux ne sont pas interprétés de la même manière d’une langue à l’autre. L’arbitraire du langage lui permet une autonomie par rapport à la réalité ; en fait, cela permet au langage de construire la réalité. Ainsi, un signe, comme le relève Levi-Strauss, est arbitraire a priori mais ne l’est plus a posteriori10. D’où le fait que, dans une langue, un homonyme peut avoir du sens, mais pas dans une autre, provoquant là un jeu de mot, ailleurs l’indifférence.
À ce dialogue entre signifiant et signifié, le logicien Charles Sanders Peirce ajoute une subtilité, et pas des moindres. La terminologie de Peirce est différente de celle de Saussure : representamen et objet prennent la place, respectivement, de signifiant et signifié. À cela s’ajoute l’interprétant, soit le sens du signe11 assigné par un interprète. La valeur de l’interprétant varie en fonction de l’interprète, qui va déduire selon ses propres codes à quoi il a affaire. En mettant en lien les trois éléments representamen, objet et interprétant, les travaux de Peirce permettent d’aller très loin dans la qualification de chaque élément. À tel point que l’on peut se perdre dans l’analyse, le processus sémiotique étant infini. En effet, un interprétant est lui-même un representamen ; par l’intermédiaire d’un autre interprétant il donne un nouveau sens à l’objet premier. Et ainsi de suite12. Pour autant, l’habitude permet de stopper le processus : selon Peirce, un interprétant final permet de figer provisoirement le renvoi d’un signe à un autre. Cette habitude, très logiquement, nous permet de communiquer au quotidien13. Il serait fort peu pratique de devoir discuter de conventions de langage au moindre mot énoncé...
Le langage n’est qu’un médium parmi d’autre, soit un moyen de communication. Chaque médium a sa propre forme et donc ses propres codes. Comme ils représentent les expériences de manière différente, ils ne peuvent exprimer la même chose de la même manière. Une image ne peut faire une affirmation, ou énoncer un concept, par exemple. Une phrase aussi simple que « Moe14 est méchant » obligera l’auteur des images à une explication plus longue qu’avec des mots. On le verra peut-être frapper un chien, humilier ses camarades ou torturer un oiseau pour bien comprendre que oui, Moe est méchant. À force de représenter des « méchants », ceux-ci acquièrent des caractéristiques stéréotypées : froideur, machiavélisme, motivations nihilistes, etc. De la même manière, plus un médium est utilisé, plus il peut se banaliser et devenir « transparent », et son interprétation devient inconsciente15. Tout comme ce médium sera interprété de manière inconsciente, il aura également une influence sur son auteur, qui à son tour aura une influence sur le médium. La fabrication d’une représentation, puisqu’elle se fonde sur cette relation dialectique entre l’auteur et son œuvre, n’est ni totalement déterminée, ni totalement subjective16.
Représentation et contexte
Michel Foucault a montré qu’avant le XVIIème siècle, les mots n’étaient pas vus comme des représentations, mais comme la chose elle-même17. Une représentation était non pas une représentation de quelque chose, mais ce quelque chose qui se représentait lui-même18. En distinguant signifiant et signifié, il devient possible de faire des jugements de modalités (nous y reviendrons plus loin); autrement dit d’attribuer une valeur de vraisemblance à une représentation : vraie, fausse, trompeuse, etc. L’évolution de la compréhension des signes a permis de quitter le monde magique des mots, et d’avoir en tête l’arbitraire du langage. Mais comme on l’a déjà esquissé, si les représentations sont arbitraires, il reste qu’elles revêtent une signification différente en fonction du contexte.
Cette question du contexte est loin d’être une évidence. Au début de la sémiologie, Ferdinand de Saussure avait privilégié ce qu’il appelait une approche « synchronique » du langage. L’approche synchronique consistait à l’étude du langage à un moment exact (et la relation des signes entre eux, dans un système donné), quand l’approche diachronique privilégiait l’évolution chronologique de la langue. Ce qui semble être un détail n’en est pas un, car plusieurs sémioticiens ont reproché à Saussure de ne pas avoir pris en compte l’historicité des systèmes de signes19. Les représentations évoluent, la sémiotique aussi : désormais, on ne peut pas étudier des signes sans s’interroger sur le temps et l’espace dans lesquels ils existent.
De la même manière, les facteurs historiques et socio-économiques sont fondamentaux dans l’usage d’un médium. En fonction d’un temps et d’un lieu donné, un médium ne sera pas utilisé de la même manière et aura un statut différent. Encore une fois, la relation semble dialectique : un médium correspond à une époque, et vice-versa. Par exemple, le développement du cinéma est intimement lié à la mécanisation (la caméra est une machine) et la capacité de reproduction à grande échelle, et devient dès lors un médium représentatif de l’époque20.
Classification des signes
Si les signes prennent place dans des contextes particuliers, il reste qu’ils ne sont pas non plus totalement incompréhensibles et inexplicables. Peirce a développé un large vocabulaire pour qualifier la relation entre representamen, objet et interprétant, basé sur des triptyques de mots21. Nous ne la décrirons pas ici, car elle nous éloignerait trop de notre sujet. On retiendra essentiellement les trois modes de signes que Peirce propose, qui ont une portée fondamentale sur la compréhension des représentations. Voici ces trois modes :
– Le mode symbolique, où le signifiant ne ressemble pas au signifié. Il est purement arbitraire et doit être appris pour être compris correctement (par exemple : une langue, les nombres, les panneaux de signalisation, etc.)
– Le mode iconique, dans lequel le signifiant ressemble au signifié, l’un et l’autre partageant des qualités communes (par exemple : un portrait, une caricature, une métaphore, une onomatopée, etc.)
– Le mode indiciel, où signifiant et signifié sont directement connectés, physiquement ou par causalité (par exemple : des traces de pas, un thermomètre, une photographie).
La classification d’un signe n’est pas exclusive : un signe peut fonctionner selon un, deux ou trois modes simultanément. Tout dépend de son interprétation et, in fine, de sa signification. Si l’on prend l’exemple du cinéma, il fait à la fois appel à l’indice (ce qui est filmé), l’icône (le son et l’image enregistrés) et le symbole (le langage parlé et écrit). Encore une fois, le contexte est très important puisqu’il permet de déterminer un mode différent en fonction de référentiels subjectifs et/ou collectifs22.
Ces trois modes différents ont également servi à décrire les différentes périodes historiques et leur relation aux représentations. Dans la phase indice, l’Homme ne distingue pas la représentation de l’objet qu’elle représente. La représentation est magique et a le même pouvoir que ce qu’elle représente. Dans la phase icône, l’œuvre d’art acquiert une relative autonomie ; si ce qui est représenté est toujours vénéré, la représentation elle-même bénéficie de son propre culte. Enfin, dans la phase symbole, l’œuvre d’art devient un signe indépendant des autres, et acquiert une autonomie complète, au point de pouvoir être vénérée pour elle-même et non ce qu’elle représente23. Ce découpage a été abondamment commenté par Régis Debray dans Vie et mort de l’image, et aborde uniquement l’image dans le monde occidental. Si Walter Benjamin n’utilise pas explicitement ce découpage en trois temps, il note tout de même le changement de régime des représentations avec la reproduction technique. Deux périodes diffèrent ainsi par leur rapport aux représentations. L’ancienne méthode consiste à produire des idoles, qui ont une forte valeur cultuelle et qui sont donc en rapport direct (magique) avec ce qu’elles représentent24. Avec les nouveaux moyens de représentation, basés sur la mécanique (photographie, puis cinéma), la valeur cultuelle s’évanouit25. Et même, grâce à la photographie, il devient possible de faire de l’art pour l’art en se détachant de la fonction rituelle26. Reproduite à l’envi, l’œuvre acquiert une autonomie nouvelle. La conséquence pour les autres arts a été fondamentale : la photographie et le cinéma ont libéré peinture et théâtre, respectivement, de leurs devoirs de réalisme27. Pour Chandler, l’évolution des représentations en général tend progressivement vers le symbole. On peut le voir dans de nombreux domaines : en informatique, les premières interfaces graphiques mimaient les éléments de base de la vie quotidienne (bureau, dossier, fichier, corbeille, fenêtre, etc.), s’apparentant ainsi à des icônes. Progressivement, on observe un glissement vers des interfaces toujours plus neutres, où les signes se référant à des objets ont de moins en moins de sens : quel enfant d’aujourd’hui a déjà vu une disquette ? Les formes géométriques prennent le dessus, devenant des symboles auquel l’utilisateur doit être habitué pour bien les utiliser.
Une représentation peut-elle se rapprocher de la réalité ?
Comme expliqué précédemment, la réalité est construite par les médiums qui la représentent. Le langage, en tant que système de signes, est l’un de ces médiums. Pour Saussure, le langage détermine l’ordre du monde, et pas l’inverse. En dépassant la science du langage, Peirce énonce que la réalité ne peut être connue que par les signes. Dès lors, il faut opérer un jugement de modalité pour savoir si ce que l’on perçoit est vrai ou non. La modalité, c’est le degré de réalité accordé ou suggéré par un signe, un texte (ensemble de signes) ou un médium28. Pour Peirce, la signification ne peut être totalement vraie, sinon le signe s’auto-détruirait puisqu’il serait identique à son objet29. Ainsi, Chandler précise que le langage acquiert une « transparence » qui tend à faire oublier qu’il construit l’expérience de la réalité. L’objet apparait alors comme lui-même et non comme une représentation. Une illusion (comme un trompe-l’œil par exemple) fonctionne sur ce principe : la représentation disparait au profit de l’objet qu’elle est sensée représenter.
Les médiums ne sont pas tous égaux face à la modalité. On va considérer, en général, que des médiums comme la photographie ou la vidéo auront de plus fortes modalités que le texte par exemple30. Mais cette fausse impression, renforcée par la technique d’enregistrement du réel, est trompeuse. Notamment parce que, derrière l’appareil de captation, un point de vue a été pris, et qu’il y en a une infinité d’autres possibles. Nous reviendrons plus en détails sur ce sujet en évoquant le cas du documentaire. De manière générale, une représentation implique une intention et une interprétation31, et toutes deux sont subjectives. Dès lors, il n’existe pas de représentation qui soit totalement vraie, ou totalement fausse. Tout dépend des codes culturels qui interprètent la représentation. On ne peut donc pas statuer catégoriquement de la modalité d’un signe, la vérité étant variable d’un individu à l’autre.
La sémiotique nous montre qu’une représentation ne peut être considérée comme un « reflet de la réalité »32. Puisqu’une représentation tend vers la réalité mais ne peut l’approcher totalement, on pourrait croire que tout se vaut, que tout est faux. Quel est l’intérêt alors d’analyser les signes, si c’est pour découvrir que, de toutes manières, l’interprétation qu’on en fera sera relative ? Plutôt que de découvrir la vérité (qui n’existe pas), la sémiotique permet de comprendre le système de signes de l’auteur, soit d’interpréter et être en mesure de savoir ce que l’auteur veut signifier, et le confronter avec son propre système de signes. Nous allons donc chercher à comprendre comment un réalisateur de documentaires représente une ville. Mais que signifie représenter une ville ?
Représentation de l’architecture et de la ville
L’architecture et la ville sont des représentations
Lorsque l’on pense à une représentation, il serait logique de penser d’abord à une image, à une représentation théâtrale, au langage, etc. Ce sont des médiums qui, en effet, ajoutent un degré d’abstraction aux formes du réel, celles que nous percevons au quotidien. Ces formes sont tout-à-fait concrètes, elles ne prêtent pas confusion quant à leur réalité. Dans une ville, les bâtiments, les constructions, les habitants sont bien réels, à quelques variations de colorimétrie et d’acuité entre les yeux d’un visiteur et d’un autre33. James Monaco considère ainsi l’architecture comme étant l’un des arts les plus concrets34. Par concret, on pourrait comprendre « réel ». Mais cela signifie en fait que l’architecture, comme tout autre objet, est une représentation. Encore une fois, comme toute représentation, l’architecture ne saurait reproduire la réalité complètement. Elle existe, elle est bien réelle, mais elle peut représenter de nombreuses choses, et donc être signifiante.
Le processus peut évidemment être infini : un signifié est à son tour un signifiant, qui dispose de nouveau d’un signifié35, etc. Il serait inutile de vouloir analyser un bâtiment voire une ville à travers les limbes des signes successifs. Comme nous l’avons relevé, l’intérêt de l’analyse se situe dans la possibilité de comprendre le système de signes de l’émetteur et du récepteur d’une représentation. La ville et l’architecture sont bien des signes, dont l’interprétation varie entre usagers, et en fonction de la culture. Ainsi, un bâtiment qui prend la forme de la maison typique n’est pas forcément une maison : le campus Vitra par Herzog & DeMeuron en est un bon exemple. Parce que l’on peut culturellement identifier la maison par sa forme ne signifie pas que toute forme de maison est une maison. Notons par ailleurs que les villes et leurs architectures se parcourent à l’extérieur, ce qui change fondamentalement le rapport aux objets qui s’y trouvent. À la culture du visiteur s’ajoutent des paramètres incontrôlables, comme le climat, la météorologie, la temporalité, l’ensoleillement, etc. Ces différents paramètres d’ambiance seront d’une importance variable pour les autres médiums, voire négligeable pour l’expérience d’un film en salle de cinéma. Mais pour l’expérience d’une ville, on ne pourra pas y échapper.
La variable spatiale entre également en jeu dans la représentation d’une ville, avec cette particularité de nécessiter de plus longues distances pour en faire l’expérience. De nouveau, la multiplicité d’expériences possibles rend la généralisation difficile : il y a une infinité de façons de traverser une rue ou de regarder une façade. Roland Barthes résume joliment le riche potentiel de l’environnement urbain :
« Quand nous nous déplaçons dans une ville, nous sommes tous dans la situation du lecteur des Cent mille milliards de poèmes de Queneau, où l’on peut trouver un poème différent en changeant un seul vers ; à notre insu, nous sommes un peu ce lecteur d’avant-garde lorsque nous sommes dans une ville. »
Plutôt que de proposer une méthodologie précise de la sémiologie urbaine, qui serait selon lui sous-exploitée, Roland Barthes invite le visiteur à se référer à sa propre expérience. En multipliant les points de vues, on pourrait ainsi élaborer « la langue de la ville »36. La mise en perspective plus scientifique viendrait après avoir collecté ces impressions différentes. Il est intéressant de constater qu’en 1967, date à laquelle Roland Barthes a évoqué le sujet de « sémiologie » urbaine lors d’une conférence, le sémiologue considérait que seule l’écriture avait pu livrer des « lectures de villes ». Qu’aurait pensé Roland Barthes des documentaires que nous allons évoquer ? Son point de vue aurait sans doute été éclairant sur la question.
Mais qu’est-ce que la ville ?
Avant même de pouvoir parler de représentations d’une ville, il faudrait définir ce que c’est, ou ce que cela pourrait être. D’un point de vue toponymique voire administratif, cela semble assez simple : une ville a un nom, une délimitation, un système de pouvoir local. Si l’on prend le cas de la France, chacun sait dire s’il vient d’un lieu-dit, d’un hameau, d’un village ou d’une ville sans se tromper. On va le voir plus tard, le même problème émerge s’agissant du documentaire. Culturellement, nous sommes en effet habitués aux signes qui nous entourent sans les questionner, et nous pouvons distinguer les médiums, les genres, les formes inconsciemment. Probablement les a-t-on appris sans s’en rendre compte, à force d’y être confrontés. Ainsi, la question de savoir ce qu’est exactement une ville ne se pose ordinairement pas. Mais quelles sont les limites d’une ville ? Où s’arrête-t-elle ? Où commence-t-elle ?
À première vue, il semble évident que la ville possède des attributs physiques particuliers. Une ville est composée d’une forte concentration de bâtiments et d’un système de circulation. En France, l’INSEE établit qu’une ville est une commune (ou un ensemble de communes) avec une continuité de bâti, sans coupure de plus de 200m entre deux constructions37. Pour Lewis Mumford, les moyens physiques d’existence d’une ville permettent l’assemblage, l’échange et le stockage38. En d’autres termes, la ville se doit d’être efficace, et générer l’échange par la proximité entre les éléments. Si l’on regarde des exemples caractéristiques de villes bien connues, la notion de densité saute aux yeux, mais pas forcément celle de la forme employée. À Manhattan, les gratte-ciels semblent bien démontrer l’attractivité et la compacité de la ville. Inversement, l’exemple de Paris, l’une des villes parmi les plus denses au monde39, montre que densité ne rime pas avec hauteur : les gratte-ciels y ont une présence anecdotique. La diversité de topologies rend confuse la définition de ville. De même, construire un gratte-ciel dans une forêt n’en ferait pas une ville. Il faut donc interroger par qui la ville s’est construite : sa population.
La définition physique d’une ville se heurte à un problème : les constructions et voies de communication, plutôt que causes, sont conséquences de l’activité humaine qui s’y déroule. Si l’on reprend les termes de Mumford, le fait social prévaut sur l’organisation physique de la ville. Les industries, les marchés, les lignes de communications servent les besoins sociaux40. La ville, c’est le lieu de la libre association entre différents individus et groupes sociaux, un lieu de rencontre41.
« The city is a related collection of primary groups and purposive associations : the first, like family and neighbourhood, are common to all communities, while the second are especially characteristic of city life.42 »
— Lewis Mumford
La ville s’oppose au reste en tant que lieu où les humains se regroupent par choix, ce qui leur garantit à la fois la possibilité de rencontrer leurs pairs, et d’être anonyme parmi les autres. Cette opposition logique entre ville et campagne peut s’établir également avec la banlieue pavillonnaire. Celle-ci peut avoir le nom d’une ville, voire la proximité nécessaire avec la ville, mais elle n’est pas la ville justement parce qu’il lui manque le « drame » urbain évoqué par Mumford. Dans une ville, on retrouvera les situations conflictuelles de vie en société, ce qui ne manquera pas de soulever de nombreuses contradictions : les villes sont denses mais éloignent les habitants les uns des autres ; la liberté est totale mais elle génère de la superficialité43. La force de la ville semble être son exaltation de la différence, de l’hétérogénéité, de la multiplicité et donc de la subjectivité. L’expérience urbaine unique semble impossible, tant il y a de manières de l’aborder. Nous verrons justement en quoi une expérience cinématographique peut tendre vers la subjectivité inhérente à tout médium, ou au contraire tendre vers l’universalité. Car curieusement, si la ville est bien une expérience individuelle, elle est fondamentalement collective. Les groupes sociaux, associés librement, permettent à chacun de construire son individualité.
Parce qu’elle regroupe tant d’individus différents, la ville se construit essentiellement sur son effervescence, son intensité. Elle concentre à la fois une forte population, avec une forte densité et une hétérogénéité des groupes sociaux44. Plus la population est importante, plus les variations entre individus et les interactions sociales sont possibles. Les habitants se regroupent en fonction de critères communs (genre, ethnie, sexualité, statut économique ou social). Grâce à l’anonymat, l’habitant est libéré des obligations d’une communauté plus restreinte, et peut rencontrer ses pairs. D’un autre côté, l’habitant peut ignorer son proche voisin, et n’avoir que des relations utilitaires avec les autres. D’où le fait qu’avec une forte densité, les citadins sont à la fois proche physiquement, et loin socialement ; ils peuvent se concentrer sur leur communauté choisie. Là encore, le choix est large : la ville dispose d’une hétérogénéité de groupes sociaux très différents. Ce n’est pas sans causer des problèmes, comme la ségrégation entre classes ou entre ethnies. En principe cependant, cela peut rendre les citadins plus tolérants envers les différences. Louis Wirth note ainsi que la ville permet plus de relativisme, et donc la possibilité d’une société plus rationnelle et plus séculaire. On reprendra cette réflexion à notre compte en ajoutant que la ville est un terreau fertile pour le renouvellement des cultures et l’acceptation de l’autre. En témoigne la richesse musicale de villes comme Londres, Los Angeles, New York ou Berlin, très différentes les unes des autres, mais génératrices d’une culture novatrice45. Du côté de la tolérance, c’est dans les villes que les mouvements LGBT se sont développés : San Francisco ou Amsterdam sont des exemples dans ce sens. Faire le catalogue de l’apport des villes à la culture mondiale serait impossible, et le sera de plus en plus à mesure que les humains s’urbanisent et quittent les campagnes.
Le développement des villes peut justement devenir un problème quand la croissance est démesurée. Déjà en 1937 Lewis Mumford comprend qu’une croissance extrême risque de paralyser les rapports sociaux importants. En soi, une ville n’a pas de taille minimum ou maximum, du moment que les fonctions sociales essentielles sont assurées. Par exemple, une ville trop engorgée pourrait ne plus « fonctionner » efficacement ; mais pendant que les embouteillages bloquent une partie de la population, on peut supposer que les citadins trouveront des solutions à leurs problèmes. Ces solutions généreront de nouveau des interactions sociales et économiques (garde des enfants, services de ménage et jardinage, etc.). Pour Mumford, il faut réguler la ville, grâce à l’urbanisme, pour conserver une activité urbaine efficace. Une ville polynucléaire serait ainsi la réponse au problème d’une ville dotée d’un seul centre, qui s’étend en tâche d’huile et perd son efficacité46. Il en va aussi de la définition de l’urbanité : une ville qui se dilue peut-elle toujours prétendre être une ville ? Ce qui est sûr, c’est que la rigueur de la définition de Mumford nous invite à plus de précaution pour qualifier de « ville » un groupement d’habitation quelconque.
« The city in its complete sense, then, is a geographic plexus, an economic institutional process, a theater of social action, and an aesthetic symbol of collective unity. The city fosters art and is art ; the city creates the theater and is the theater.47 »
— Lewis Mumford
Au fur et à mesure de notre réflexion, nous réalisons que de nombreuses « villes » ne répondent pas à ces critères. La définition de ville, plus précise, permet de disqualifier de nombreux espaces habités, souvent en périphérie ou en marge des « vraies » villes. Le but n’est pas forcément de juger des façons d’habiter différentes, mais bien de rappeler la raison de l’attractivité des villes, en particulier en ce qui concerne notre sujet, les représentations visuelles.
L’architecture et la ville via leurs propres médiums
Les disciplines de l’architecture et de l’urbanisme ont recours a de nombreux médiums, essentiellement visuels, pour permettre la communication entre les différents acteurs. Dessins techniques (plan, coupe, élévation), schémas, cartes, maquettes et perspectives servent à différents moments de la conception et de la réalisation du médium final : le bâtiment ou l’aménagement urbain. Comme ces moyens de représentation sont utilisés au quotidien par les pratiquants (professionnels et étudiants), ils paraissent naturels. Il convient donc d’en brosser rapidement les caractéristiques, en particulier pour pouvoir les comparer avec d’autres médiums. En outre, leur utilité première n’enlève en rien leur potentiel d’abstraction et de créativité. Au contraire, c’est par leurs propriétés singulières qu’ils expriment au mieux le projet architectural ou urbain.
Les dessins techniques. Plans, coupes et élévations sont probablement les modes de représentations les plus utilisés pour communiquer l’architecture. Agence immobilières, professionnels de la construction, offices de tourisme : avec différents niveaux de détails et d’intérêt pour l’architecture en tant que telle, les plans permettent toujours de mieux comprendre un espace architectural. À la différence de la coupe et de l’élévation, le plan voit le bâtiment du dessus, ce qui n’est pas « naturel ». Par « naturel », on entend ici que l’on perçoit notre environnement horizontalement, et non pas tête baissée ou en l’air en permanence. De fait, le plan est une abstraction qui correspond bien à la fabrication d’un bâtiment. On commence par les fondations, au niveau du sol, et on monte progressivement les étages. Le bâtiment est alors vu comme une succession de surfaces qui peuvent être parcourues ou non par le visiteur. Jusqu’au XVème siècle, le plan restera la forme privilégiée de représentation avant sa construction, voire la seule48. Néanmoins, avec la Renaissance, le projet est né, et avec lui le développement des moyens de représentations. C’est grâce aux dessins techniques que la profession d’architecte s’est différenciée de celui de bâtisseur. Désormais, on conçoit avant de construire, et celui qui conçoit est rarement celui qui construit. De fait, la notion de « projet » permet de créer de nouvelles formes, les projeter pour qu’elles soient communicables, vérifiables et modifiables. Et surtout, il devient possible de représenter un bâtiment qui ne sera jamais construit. L’architecte et urbaniste Friedrich Weinbrenner (1766-1826) a dessiné de nombreux bâtiments pour la ville de Karlsruhe. La place du marché et sa pyramide existent bien, mais il prévoyait une stoa qui entourerait cette pyramide ; le projet n’a tout simplement pas été fait. Et dans le cas de l’église catholique Sankt Stephan, l’architecte avait dessiné un projet constitué de volumes simples et unis ; mais la municipalité a préféré décorer les façades avec des pierres rosées. Justement, ce projet était fortement inspiré par un architecte célèbre pour ses projets de papier, Étienne-Louis Boullée. Ce dernier privilégiait les formes simples (sphère, cube, cône) dans des projets démesurés, voire irréalisables en l’état, comme le projet de cénotaphe à Newton (1784). Même si le dessin de projet a acquis une autonomie créative par rapport à l’acte de construire, il n’en reste pas moins un outil nécessaire avant la construction effective. Les conventions de construction utilisées au Moyen-Âge s’effacent ainsi au profit des conventions de dessin : hachures, bulles, symboles, cotes, etc. Ces conventions vont évoluer au fil du temps et en fonction des régions, mais elles doivent par principe être compréhensibles par l’ensemble du métier, et ce sans ambigüité49. Les fantaisies de Boullée ou Weinbrenner nous rappellent donc qu’il y a deux formes distinctes de dessins architecturaux. D’un côté, les dessins esthétiques, qui donnent davantage des impressions d’ambiances ; de l’autre, les dessins destinés à la construction, plus austères, qui nécessiteront un apprentissage des conventions.
Aujourd’hui, l’utilisation de l’outil informatique pour réaliser ces dessins permet d’aller dans ces deux directions. Tout dépend, finalement, de la finition du dessin et de l’intention graphique. Et, comme pour toute représentation, cette intention dépend de l’auteur et du destinataire. On ne présente pas une coupe d’ambiance à une entreprise de BTP, ni un détail de fenêtre à un particulier qui souhaite acheter un appartement. Au fond, le dessin assisté par ordinateur ne change rien à l’affaire, on exécute toujours des plans imprimés en deux dimensions. Ainsi les dessins techniques sont-ils toujours aussi nécessaires, seuls changent les outils qui permettent de dessiner des formes plus libres (trop libres ?), comme les courbes de Béziers. Ce qui est intéressant ici, c’est la possibilité qu’une forme soit tout simplement irréalisable, alors que le dessin était lié à la construction par la capacité à dessiner ce que l’on savait construire. Mais, on l’a vu avec Boullée, cette question de la faisabilité d’un bâtiment ne date pas de l’invention de l’informatique...
La carte. Comme le plan, elle représente une vue a priori impossible pour l’être humain qui ne sait pas voler. L’Homme n’a pas attendu l’invention du ballon, de l’avion ou du satellite pour imaginer le territoire vu du ciel, à l’aide de savants calculs de distance et une bonne dose d’extrapolations. Tout comme pour les dessins techniques que nous venons de présenter, la carte a une échelle. Pour l’ensemble de ces dessins, cette échelle est d’une importance capitale car elle permet de se repérer dans l’espace réel, ou imaginer les proportions de l’espace représenté si celui-ci n’existe pas. En l’occurrence, une carte peut être vue comme un plan à une plus petite échelle. Logiquement, on ne peut représenter les mêmes éléments sur un plan de détail et sur une carte, surtout pour des questions de lisibilité – avec les cartes informatisées, ce ne serait pas infaisable. Dès lors, la carte d’une ville renseigne sur une surface bien plus grande, laissant apparaitre les rues, les nœuds de communication, les limites, la surface bâtie, etc. À l’aide de symboles, couleurs, motifs et proportions, la carte peut donner de nombreuses informations autrement invisibles. Rappelons que « la carte n’est pas le territoire »50. Cela signifie que, comme toute représentation, la carte ne doit être confondue avec la réalité, malgré sa potentielle précision avec les données satellites et les vues aériennes, de plus en plus détaillées. Notons à ce titre que le médium photographique et cartographiques tendent à se confondre, faisant perdre à la carte son atout d’abstraction. Ce n’est pas un hasard si les cartes dessinées sont toujours utilisées : elles montrent plus clairement les voies de circulation et les points d’accès, les types de surfaces et les qualifications des espaces. Pour l’architecte et l’urbaniste, elle reste un moyen privilégié pour démontrer la légitimité d’un projet, en le remettant en perspective par rapport au territoire. Au niveau de ses intentions, la carte se rapproche du cinéma documentaire en tant qu’elle permet de synthétiser et restituer un point de vue particulier sur le territoire (une bonne carte a une problématique). Et, du fait de son accessibilité, la carte a le pouvoir de faire et défaire des liens entre les éléments. Roland Barthes note que deux quartiers peuvent être côte à côte dans la réalité, et séparés par une frontière sur une carte51. Les deux quartiers acquièrent une signification supplémentaire, qui sera suivie ou non d’effets. Dans le cas des arrondissements de Paris, on constate qu’ils délimitent à la fois un Paris historique (les enceintes successives) et des frontières administratives. Les arrondissements sont divisés en quatre quartiers administratifs chacun. Mais à Paris subsistent des notions de quartiers (Ménilmontant, la Goutte d’Or, le Marais, etc.) qui sont davantage culturels, et à notre connaissance non cartographiés – peut-être parce qu’ils n’ont pas de frontière exacte ? Ils peuvent en revanche avoir une signification réelle pour les habitants en termes d’appartenance et de culture. Pour le touriste ou le nouvel arrivant, ce sont davantage les stations de métro qui pourraient avoir une signification, réduisant la surface de la carte à des points localisés. La carte change profondément la signification de la ville, et ce à l’aide de modes de représentations simples à première vue.
La perspective52. Plus que tout autre médium, la représentation en perspective est totalement liée à la ville et l’architecture. Précisons que nous parlons ici de perspective dessinée, qui peut servir à la représentation d’un projet ; mais pour être exact, on ne peut oublier la peinture dans l’équation. La peinture n’a pas forcément été utilisée pour communiquer un projet, et elle n’est pas un médium spécifique à l’architecture et l’urbanisme. Par contre, la découverte de la perspective par Brunelleschi53 a eu le même impact sur les deux médiums, à savoir la possibilité de représenter la réalité comme perçue par l’œil humain (ce qui, avec la perspective conique, n’est pas totalement exact). La perspective se base à l’origine sur l’architecture, notamment les pavages du sol qui forment une grille et génèrent des points de fuite54. Tout ce savoir parait ridiculement évident aujourd’hui, mais il a nécessité un effort considérable au XVème siècle. Plus que voir la ville, il fallait la regarder, observer sa géométrie, ses lignes, ces proportions. Hubert Damisch remarque qu’après le quattrocento, la mode de représenter des éléments architecturaux en perspective est passée. Elle était davantage un exercice formel, et la perspective s’est progressivement assimilée au point de devenir transparente, comme tout outil de représentation. De même, il discerne clairement l’usage de la perspective dans la peinture et dans l’architecture, où la perspective a gardé son attrait, quand la peinture abstraite semble avoir rendu la perspective obsolète (ce qu’Hubert Damisch conteste, mais c’est un autre débat). Dans le contexte de l’architecture, la vue en perspective permet de simuler l’espace d’un projet. Elle agit en complémentarité des dessins techniques, qui sont bien plus adaptés pour traduire les intentions techniques du projet, mais faibles pour représenter une ambiance « à hauteur d’œil ».
Tout comme l’ensemble de la société, les vues en perspective ont muté avec le numérique. Nous reviendrons plus loin à la maquette 3D, qui sert de base aux perspectives actuelles. En ce qui concerne des images en perspectives finies (numériques ou manuelles), la modalité diffère en fonction de l’outil utilisé. S’il on prend par exemple le croquis du Pavillon de Barcelone, par Mies van der Rohe, le dessin est épuré au maximum, avec un jeu de lumières très crues qu’on a du mal à trouver réaliste. Pourtant, les intentions du projet sont bien là : transparence, légèreté, matérialité. Avec peu de traits et peu d’ombres, l’espace est délimité, et l’on est sans peine transporté dans ce pavillon virtuel. Mais le pavillon construit, aussi célèbre soit-il, ne peut pas atteindre ce niveau d’abstraction. Dès lors, peut-on réclamer d’une vue en perspective qu’elle soit contractuelle ? La fabrication d’images assistée par ordinateur nous donne cette illusion que tout espace peut être représenté de façon réaliste. Il est indéniable que la simulation informatique semble plus réaliste qu’un dessin. Mais là où une manipulation sur ordinateur – par exemple, des façades rendues totalement transparentes – est perçue comme une tromperie, cette même manipulation sur un dessin bénéficiera d’une licence artistique. Bien sûr, cette différence d’appréciation des médiums n’empêche pas de nombreuses agences d’être créatives avec les images informatiques. Souvent d’ailleurs, elles troquent un peu de froideur technique contre un peu d’utopie, pour rappeler que, même pour une chose aussi sérieuse que l’architecture, il est permis de rêver.
La maquette. Il s’agit d’un modèle réduit d’un détail, bâtiment, site, territoire, etc. Tout comme les dessins techniques et la carte, la maquette a une échelle clairement définie. Le grand public aime les maquettes, les architectes aussi. Probablement, la force de ce médium tient au fait qu’elle est tangible, contrairement aux images, qui sont visualisés sur une surface intermédiaire (le papier ou l’écran). Il est donc possible de se déplacer autour, parfois de la prendre en main, pour construire sa propre vision du projet. L’immersion est d’autant plus forte que la maquette reçoit les mêmes effets d’ambiance (luminosité, température de couleur, incidence de lumière) que celui qui l’appréhende. Malgré tout, la maquette reste un objet à la matérialité différente de ce qu’elle représente, et il est fréquent que les matériaux choisis n’aient pas de rapport avec ceux de la réalité. Par exemple, le fait qu’une maquette soit complètement blanche ne l’empêche pas d’être utilisée comme dispositif de visualisation. Au contraire, l’absence d’analogie entre les matériaux permet d’éviter l’écueil du pastiche, au profit de la seule appréhension de l’espace. Contrairement à une image fixe, les points de vue sont illimités, et peuvent même être impossibles dans la réalité. La maquette tient là son intérêt par rapport au réel qu’elle représente : on peut s’y déplacer sans effort et dans les trois dimensions.
Contrairement à la maquette physique, le modèle numérique n’est pas tangible. Il est une représentation purement visuelle, affichée sur une surface. Éventuellement, le modèle sera imprimé en trois dimensions, par agglomération de matière ou par découpage laser – ce qui transforme le modèle en maquette. Le modèle numérique, créé sur un ordinateur, a ceci de fascinant qu’il permet de concevoir des formes nouvelles, voire accidentelles. C’est à la fois ce qui fait la richesse créative du médium et aussi sa limite : puisque toutes les formes sont possibles, elles peuvent paraitre gratuites et dénuées de sens, voire inconstructibles55. Au moins peut-on admirer et parcourir ces formes sur l’écran de l’ordinateur. L’expérience est moins immersive que la maquette physique, notamment parce qu’elle nécessite l’intermédiaire de l’écran (différence de proportions et de points de fuite). Elle permet en revanche une dimension de site quasi illimitée, et une mise en scène poussée avec les techniques du jeu vidéo ou de l’animation 3D, ce qui permet de la rapprocher d’une fiction cinématographique.
Croisement avec d’autres médiums
On peut potentiellement utiliser tout médium artistique pour représenter l’architecture. Danse, musique, théâtre, performance peuvent se croiser avec l’architecture. Il nous apparait néanmoins que, pour resserrer, nous devions exclure les arts performatifs. Ainsi, on retiendra avant tout littérature et poésie, peinture et arts graphiques, photographie et cinéma, tout en sachant que cette liste n’est pas exhaustive. De même, si quelques exemples seront utilisés pour illustrer le propos, ces quelques réflexions sont avant tout une épistémologie des moyens de représentation, et non un catalogue historique.
Deux de ces médiums, la littérature et la poésie, ne sont pas strictement visuels, et font usage du langage. L’expérience de l’architecture de la ville est sensorielle ; vue, toucher, ouïe et odorat sont sollicités. Le langage permet de décrire ces sens, à défaut de les enregistrer. Le lecteur doit donc avoir des références communes pour les comprendre, mais c’est le cas de toute représentation. En principe, l’odeur de poisson dans un port ne peut pas être comprise par le lecteur qui n’en a jamais fait l’expérience. Mais c’est là que réside la subtilité du texte écrit, puisque le lecteur doit constamment interpréter ce qui est raconté. En particulier, une description d’un espace pourra donner des indices quant à son fonctionnement, mais il restera toujours une multitude de détails qui seront cachés consciemment ou non par l’écrivain. Le lecteur doit faire un effort d’imagination pour se représenter l’espace évoqué avec ce qui est écrit, ni plus, ni moins. L’écriture est très polyvalente. Contrairement à une image, elle peut énoncer une généralité, et faire usage de figures de style : métonymie, personnification, métaphore, etc. Ces figures de style peuvent être interprétées librement par le lecteur, et éventuellement analysées pour comprendre le système de signes de l’auteur. On citera comme exemple le poème « Zone » d’Apollinaire, une balade libre dans Paris.
« À la fin tu es las de ce monde ancien
Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin
Tu en as assez de vivre dans l’antiquité grecque et romaine
Ici même les automobiles ont l’air d’être anciennes
La religion seule est restée toute neuve la religion
Est restée simple comme les hangars de Port-Aviation56 »
— Premiers vers de « Zone », Guillaume Apollinaire
Les images, à défaut de pouvoir être aussi évasives que le texte, peuvent tout autant rendre l’architecture et la ville fictives. En particulier, les arts graphiques et la peinture sont tout indiqués pour générer des formes architecturales inédites. Nous avons déjà évoqué le cas de la perspective en peinture, issue directement de l’observation des lignes architecturales. On peut ajouter que les artistes ont glorifié un lointain passé antique dans leurs représentations picturales. L’architecture devient alors un marqueur de temps fort pratique, qui ne doit pas nécessairement être contemporain à l’artiste. Dans le cas de L’École d’Athènes de Raphaël, on a affaire à des personnages antiques (et pas n’importe lesquels : Platon, Aristote, Épicure, etc.), transposés dans le projet de Bramante pour la basilique de Saint-Pierre de Rome. L’artiste fait ici vivre des personnages morts, dans un décor qui n’a jamais existé. Plutôt que la faculté de reproduction – rendue plus tard obsolète par la photographie – c’est bien la faculté d’invention des images qui les rend intéressantes. Rien ne prouve que ce qui est peint était bien sous les yeux de l’auteur, qui peut jouer sur la composition, les formes, les textures, les couleurs, pour représenter ce qu’il veut. Le New York City de Mondrian en est un exemple extrême. De la ville ne subsistent que des lignes (la grille des rues de Manhattan ?), des signaux lumineux, des flux. Et si un artiste veut inventer une ville, ou en détruire une autre, il n’a pour seule limite que son imagination.
La photographie, à l’inverse, doit se contenter de ce qui existe. Elle enregistre une empreinte du réel, en un temps et espace donnés. Le médium photographique est tout indiqué pour capturer l’architecture neuve dès sa livraison (ou au cours du chantier). Ces photographies peuvent être publiées dans une revue, et sont mises en scène pour magnifier le bâtiment, que ce soit par le choix de l’objectif, du cadre, de la présence/absence de figurants, de la composition. Hors de l’architecture médiatisée, la photographie est probablement le médium le plus utilisé au quotidien pour représenter l’architecture et la ville. Un mot clé sur un moteur de recherche, et l’on trouve des millions de sources photographiques pour un bâtiment, une rue, une ville. Après tout, les immeubles sont, par définition, immobiles. Avec la photographie, il est possible de rendre « tels quels » les détails de textures, de tons, de rythme. Parce qu’elle prend une image de la réalité, la photographie est sincère et directe. Comme tout autre médium, la photographie est aussi un outil de création, et elle peut servir au projet architectural, avec des pratiques comme le photomontage ou le collage. Mais là où la fiction est inhérente à une représentation graphique, il devient difficile de déterminer si une photo représente la réalité ou non. Elle n’échappe pas au truquage et à l’illusion, ce qui est normal ; mais la photo a une très forte modalité, et sera bien souvent considérée comme « vraie » là où, comme tout autre médium, elle peut tromper (tout comme le documentaire). De façon plus subtile, le simple fait de prendre une photographie d’un sujet change la scène et l’influence, que ce soit devant ou derrière l’objectif.
Le cinéma de fiction n’est pas en reste s’agissant de représentation d’architecture et de ville. Bien sûr, la particularité du cinéma, c’est le mouvement. Contrairement aux images fixes, le cinéma opère des coupes quelconques à intervalles régulières57 et peut simuler l’impression de mouvement. Pour des objets immobiles comme des bâtiments, l’intérêt par rapport à la photographie parait limité. Mais en définissant la ville précédemment, n’avons-nous pas vu que, ce qui définit la ville, c’est l’intensité de ses rapports sociaux ? Le cinéma met en scène des personnages dans leur environnement urbain, jusqu’à faire de la ville un personnage à part entière qui répond aux être humains qui y habitent, comme la Venise de Don’t Look Now (Nicolas Roeg, 1973) ou le Paris de Chacun cherche son chat (Cédric Klapisch, 1996). Deux exemples parmi tant d’autres, dont certains beaucoup plus connus (Manhattan de Woody Allen, entre autres). L’autre force du cinéma, c’est de pouvoir mettre en scène une ville fictionnelle de manière fort détaillée, avec une imagerie puissante, comme dans les classiques Metropolis (Fritz Lang, 1927) ou Brazil (Terry Gilliam, 1985). On peut relever que le cinéma, s’il partage le cadrage avec les autres médiums, est bien plus directif, et ne permet pas la contemplation58 : rythme et durée sont imposés au spectateur par le montage. Ce dernier est la particularité du cinéma et crée de la signification, et il n’est pas propre à la fiction. Dès lors, nous l’évoquerons à plusieurs reprises par la suite.
Nous sommes restés relativement évasifs sur les rapports qu’entretiennent les différents médiums avec l’architecture et la ville. Tout comme notre sujet principal, ce sont des sujets d’exploration à part entière que nous ne saurions développer davantage ici. Le plus important à retenir, c’est que chacun de ces médiums s’exprime avec des codes différents, et n’a pas nécessairement les moyens d’exprimer la même chose. Walter Benjamin relève que les artistes du mouvement dada ont tenté, avec la peinture et la littérature, de générer des effets que le cinéma a produit ensuite sans effort : vitesse, absence de contemplation, divertissement59. Mais si les médiums se différencient par leurs modes d’expression, il existe également des subtilités au sein de ces mêmes médiums. C’est pourquoi nous allons nous intéresser de près au cinéma documentaire, et en quoi il diffère de la fiction.
4 MITCHELL, W.J.T, Picture Theory : Essays on verbal and visual representation, Chicago, University of Chicago Press, 2007, page 6
5 Ibid.
6 LENTRICCHIA, Frank, MCLAUGHLIN, Thomas, Critical Terms for Literary Study, Chicago, University of Chicago Press, 1995
7 Selon Daniel Chandler, la différence entre les deux termes n’est plus d’actualité, bien que la sémiologie fasse davantage référence à la tradition saussurienne, et la sémiotique à la tradition peircienne. Pour plus de clarté, on utilisera, comme Chandler, le mot « sémiotique » qui embrasse l’ensemble du champ d’étude des signes comme un « terme parapluie ».
8 CHANDLER, Daniel, « Semiotics for beginners : Introduction », Visual Memory, 2014, http://visual-memory.co.uk/daniel/Documents/S4B/
9 Ibid.
10 LÉVI-STRAUSS, Claude, Structural Anthropology, Harmondsworth, Penguin, 1972, page 91, cité par Daniel Chandler
11 NÖTH, Winfried, Handbook of Semiotics, Bloomington, Indiana University Press, 1990, page 89. Le diagramme de Winfried Nöth, repris par Chandler, éclaircit la terminologie touffue de Pierce.
12 EVERAERD-DESMEDT, Nicole, « La Sémiotique de Peirce », Signo, 2011, http://www.signosemio.com/peirce/semiotique.asp
13 Ibid.
14 Moe est un vilain camarade de classe de Calvin dans la bande-dessinée Calvin & Hobbes par Bill Watterson. Il y apparait comme particulièrement stupide et cruel, au point que ses bulles sont écrites avec une typographie différente de celle de tous les autres personnages.
15 CHANDLER, Daniel, « Semiotics for beginners : Introduction », Visual Memory, 2014, http://visual-memory.co.uk/daniel/Documents/S4B/
16 Nous faisons le choix, ici, de ne pas donner raison à une branche plus psychanalytique ou plus sociologique de la sémiotique. D’une part parce qu’il nous semble qu’elles ont toutes deux de bons arguments ; d’autre part parce que l’état de nos connaissances ne nous permet pas de trancher définitivement.
17 FOUCAULT, Michel, The Order of Things, London, Tavistock, 1970
18 Ibid., page 88.
19 Notamment Roman Jakobson, Yuri Tynyanov ou Valentin Voloshinov. CHANDLER, Daniel, « Semiotics for beginners : Introduction », Visual Memory, 2014, http://visual-memory.co.uk/daniel/Documents/S4B/
20 Cette question est traitée par Walter Benjamin dans L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, auquel nous reviendrons à plusieurs reprises.
21 Peirce semblait particulièrement apprécier les triptyques, comme on peut le constater dans le résumé fait par Nicole Everaerd-Desmedt in EVERAERD-DESMEDT, Nicole, « La Sémiotique de Peirce », Signo, 2011, http://www.signosemio.com/peirce/semiotique.asp
22 CHANDLER, Daniel, « Semiotics for beginners : Modality and Representation », Visual Memory, 2014, http://visual-memory.co.uk/daniel/Documents/S4B/sem02a/html
23 DEBRAY, Régis, Vie et mort de l’image, une histoire du regard en occident, Gallimard, Paris, 1992
24 BENJAMIN, Walter, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Paris, Allia, 2012, page 36
25 Ibid., page 26
26 Ibid., page 29
27 DEBRAY, Régis, Vie et mort de l’image, une histoire du regard en occident, Gallimard, Paris, 1992
28CHANDLER, Daniel, « Semiotics for beginners : Modality and Representation », Visual Memory, 2014, http://visual-memory.co.uk/daniel/Documents/S4B/sem02a/html
29 Ibid.
30 NICHOLS, Bill, Ideology and the Image: Social Representation in the Cinema and Other Media, Indiana University Press, Bloomington, 1981
31 OLSON, David, The World on Paper: The Conceptual and Cognitive Implications of Writing and Reading, Cambridge University Press, Cambridge, 1994, page 197
32 CHANDLER, Daniel, « Semiotics for beginners : Modality and Representation », Visual Memory, 2014, http://visual-memory.co.uk/daniel/Documents/S4B/sem02a/html
33 Sauf si, comme le suggère le film They Live (1988) de John Carpenter, le monde est truffé de messages subliminaux créés par une classe dominante d’extra-terrestres, visibles uniquement avec une paire de lunettes spéciales. Ce qui est fort peu probable. Au moins ces messages subliminaux, qui ordonnent de consommer et d’obéir, ont-il inspiré les graffitis de Shepard Fairey, qui sont, eux, bien présents dans l’environnement urbain.
34 MONACO, James, How to read a film, Oxford, Oxford University Press, 2000, page 28
35 BARTHES, Roland, L’Aventure sémiologique, Paris, Éditions du Seuil, 1985, chapitre « Sémiologie et urbanisme »
36 BARTHES, Roland, L’Aventure sémiologique, Paris, Éditions du Seuil, 1985, chapitre « Sémiologie et urbanisme »
37 INSEE, « Définition : Unité urbaine », http://www.insee.fr/fr/methodes/default.asp?page=definitions/unite-urbaine.htm
38 MUMFORD, Lewis, « What is a city », Architectural Record, 1937, page 94
39 Wikipédia, « Densité Urbaine », 4 octobre 2015, https://fr.wikipedia.org/wiki/Densité_urbaine
40 MUMFORD, Lewis, « What is a city », Architectural Record, 1937, page 94
41 BARTHES, Roland, L’Aventure sémiologique, Paris, Éditions du Seuil, 1985, chapitre « Sémiologie et urbanisme »
42 MUMFORD, Lewis, « What is a city », Architectural Record, 1937, page 92
43 WIRTH, Louis, « Urbanism as a way of life », American Journal of Sociology, vol. 44, 1938
44 Ibid.
45 Cette richesse est mesurée grâce aux algorithmes d’echonest, permettant de mettre les données musicales mondiales en graphiques, cartes et listes (notamment sur everynoise.com). Le classement des villes par leur nombre de genres exportés est visible sur http://everynoise.com/cities.html
46 MUMFORD, Lewis, « What is a city », Architectural Record, 1937, page 96
47 Ibid., page 94
48 DESTOMBES, Louis, « De la modélisation à la construction, le dessin d’architecture à l’ère numérique », FICSUM, 2014 (https://www.ficsum.com/dire-archives/volume-23-numero-1-hiver-2014/de-la-modelisation-a-la-construction-le-dessin-darchitecture-a-lere-numerique-2/#_ednref5)
49EVANS, Robin, Translations from drawing to building and other essays, Cambridge, MIT Press, 1997
50 Citation célèbre d’Alfred Korzybski parue dans KORZYBSKI, Alfred, Science and Sanity : An Introduction to Non-Aristotelian Systems and General Semantics. Lancaster, Science Press, 1933, page 58
51 BARTHES, Roland, L’Aventure sémiologique, Paris, Éditions du Seuil, 1985, chapitre « Sémiologie et urbanisme »
52 Ici, nous faisons référence à la perspective en tant que technique (qui est utile dans de nombreux domaines), mais aussi en tant que médium, où le terme « vue en perspective » serait plus correct. Dans le contexte des études en architecture, le terme « pers’ » est employé. Et pas uniquement pour le dessin, mais pour toute vue en perspective (collage, photomontage, rendu 3D, etc.). D’où cette intention délibérée de ne pas séparer le médium de la technique.
53 DAMISCH Hubert, L’Origine de la perspective, Paris, Flammarion, 1987
54 Ibid.
55 DESTOMBES, Louis, « De la modélisation à la construction, le dessin d’architecture à l’ère numérique », FICSUM, 2014 (https://www.ficsum.com/dire-archives/volume-23-numero-1-hiver-2014/de-la-modelisation-a-la-construction-le-dessin-darchitecture-a-lere-numerique-2/#_ednref5)
56 APOLLINAIRE, Guillaume, Alcools, Paris, Mercure de France, 1913
57 DELEUZE, Gilles, L’Image-Mouvement, Paris, Les Éditions de Minuit, 1983
58 BENJAMIN, Walter, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Paris, Allia, 2012, page 83
59 BENJAMIN, Walter, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Paris, Allia, 2012, page 82
Petite histoire du documentaire
Tout comme la fiction, le documentaire a évolué au gré des innovations techniques et de leur appropriation par les cinéastes. De manière générale, on retrouve dans les diverses sources un découpage similaire, basé sur des trentaines d’années. Un découpage chronologique est forcément un peu arbitraire, puisqu’il regroupe des œuvres et en sépare d’autres. On remarque cependant qu’à chaque époque correspond de nouvelles techniques, qui provoquent des formes nouvelles, elles-mêmes relayées à l’époque suivante. Pour résumer, nous aborderons d’abord la préhistoire du cinéma (jusque 1900) ; puis le développement du cinéma et sa qualité singulière, le montage (de 1900 à 1930); l’invention du cinéma sonore et sa difficile intégration au documentaire (de 1930 à 1960); l’allègement des moyens de captation, permettant l’avénement du cinéma direct (de 1960 à 1990); enfin, l’explosion nouvelle du documentaire due à la démocratisation de la vidéo (de 1990 à maintenant).
1878-1900 : L'antécédent photographique, prémisse du documentaire
« Quand le cinéma surgit, à la fin du XIXème siècle, il hérite de tout un débat qui ne porte plus seulement sur la nature philosophique de la réalité (celui-là remonte loin) mais sur la capacité de l’esprit humain à y accéder et sur la capacité de l’image à en rendre compte. Face à l’invention de Lumière, personne ne semble s’être posé la question dans l’immédiat.60 »
— Guy Gauthier
L’invention du cinéma par Edison (et son kinétoscope) d’un côté, et les frères Lumière de l’autre, sont issus d’une même préoccupation : le mouvement et sa capture par l’image. Cette préoccupation préexistait déjà, comme en témoignent les travaux d’Eadweard Muybridge, qui a capturé entre 1878 et 1885 des séquences de mouvements de galops de cheval, bison, de descente d’escalier par un homme ou une femme, etc. Au début, le procédé de Daguerre (inventeur du daguerréotype en 1835) n’est pas remis en question quant à sa fidélité à la réalité61. Le truquage semble alors hors de propos, et la photographie devient un moyen de représentation perçu comme précis et réaliste.
Malgré l’ambition scientifique du médium, la photographie est également un phénomène de foire grâce à la lanterne magique. Elle émerveille les foules, et déjà apparait la dichotomie entre fiction et documentaire : d’un côté une pratique sérieuse, de l’autre une diffusion du merveilleux. Aux premiers pas du cinéma, deux écoles vont perpétuer cette différenciation. Celle de Mélies veut mener le cinéma dans le théâtre, tandis que celle des Lumière veut capturer la réalité sans artifice. Lorsque l’on voit les chiffres du box office aujourd’hui, on voit qui a gagné la bataille, si bataille il y a eu...
1900-1930 : Les premiers pas du documentaire, des prises de vues Lumière aux avant-gardes du montage
Les débuts du cinéma, comme ceux de la photographie, sont tiraillés entre la merveille fictionnelle et la didactique documentaire. Cette bataille ne fera pas long feu. Très vite, les séances en salle se consacrent à la fiction, avec un court-métrage documentaire en introduction (ce qui amena à la confusion entre « court-métrage » et « documentaire » dans le langage courant62), et à partir des années 60, le documentaire sera relégué à la télévision. En ce début de siècle cependant, le cinéma balbutie encore, et les premiers documentaires ne sont pas montés : ce sont plutôt des vues commandées par Lumière, Pathé ou Edison. Les opérateurs parcourent la planète et rapportent des images, comme le premier travelling par Constant Girel, filmant la rive du Rhin depuis un bateau63 (Panorama pris d’un bateau, 1896). Cette prise d’initiative de mouvement lui vaudra d’être limogé, avant qu’Alexandre Promio soit sacré « inventeur » du travelling un mois plus tard, avec ses célèbres vues sur le Canal Grande64 et la place Saint-Marc à Venise. Ce n’est qu’un clin d’œil, mais on voit déjà la relation que le documentaire et la ville peuvent entretenir par ces trois vues Lumière, qui sont toutefois platement illustratives. Il faudra encore attendre deux décennies pour voir des films documentaires montés. Au départ, ils visent la fabulation, comme les documentaires de colonisation. Entre autres, les films de Paul Castelnau (La Traversée du Sahara, 1923), sortes de mythes coloniaux qui relatent les coutumes locales avec admiration ou condescendance. Robert Flaherty cherche une plus grande sincérité avec Nanook of the north (1922), où il filme la réalité quotidienne d’Inuits. Ce documentaire est romancé, et les personnages sont complices du réalisateur, mais au moins s’agit-il de leur propre quotidien – la chasse dans un environnement hostile. Autres environnements hostiles, autres réalisateurs : Ernest Schoedsack et Merian Cooper filment les jungles à leurs risques et périls, et rapportent Grass (1925, tourné en Perse) et Chang (1927, actuelle Thaïlande). Ces films mettent la Nature en exergue, au détriment des êtres humains, et prennent le contre-pied du confort moderne des villes occidentales – l’extraordinaire est ailleurs. L’expérience de la jungle des deux réalisateurs leur servira pour réaliser King Kong en 1933.
En Russie soviétique, plusieurs cinéastes vont faire la part belle à l’expérimentation. Esther Choub innove dans le montage d’archives (La chute des Romanov, 1927 ; Espagne, sur la guerre civile, 1938), et Lev Koulechov, célèbre pour ses expériences de montage (donnant son nom à l’effet Koulechov) réalise Les Quarante cœurs en 1930 et L’Électricité dans l’agriculture (1931) avant de se consacrer à la fiction. Cependant, on ne peut pas manquer d’évoquer Dziga Vertov, bien qu’il ait été un expérimentateur plutôt qu’un documentariste. Il exprimait la force du montage plutôt que celle de la prise de vue (lui-même n’était pas opérateur). Même avec un matériel « médiocre », il considérait l’assemblage comme l’élément plus important. La notion de « vérité » (contenue dans le nom de Kino Pravda, supplément cinéma de la Pravda) détonne avec la perception artistique voulue par Vertov. Contrairement aux documentaires moyens (ou les reportages télévisés), il ne prétend pas montrer la vérité, mais cherche à expérimenter la forme. Le torrent d’images de la ville sera fondamental dans cette recherche formelle, et nous y reviendrons plus en détail dans une partie dédiée.
On peut également citer un autre grand nom écossais du documentaire, John Grierson, qui réalise Drifters en 1929 avec pour sujet la pêche au hareng dans la mer du nord. Il porte un intérêt particulier au labeur des hommes et leur lutte contre les éléments. Tout comme Joris Ivens, qui fait ses premières armes avec Le Pont (1928) et Pluie (1929), John Grierson aura une grande influence sur le documentaire, en fondant l’Office National du Film au Canada en 1939. Dans la même veine sociale que Grierson, signalons la « Nouvelle vague Documentaire » française, vers 1928, à laquelle participeront des auteurs comme André Sauvage (Études sur Paris, 1929), Georges Lacombe (La Zone et Au pays des chiffonniers, 1924) ou Jean Vigo (À propos de Nice, 1930, sur lequel nous reviendrons).
1930-1960 : Le documentaire cherche sa voie avec le parlant
Autour des années 30, le cinéma parlant se démocratise, mais au prix de sacrifices techniques qui vont enfermer la fiction en studio. Parallèlement, le succès de la fiction de divertissement va rejeter le documentaire à la marge. Ce dernier ne fait pas recette, et la rentabilité reste une des conditions sine qua non pour que le cinéma continue à exister65. Pour conserver sa crédibilité, le documentaire ne peut pas non plus recourir à la postsynchronisation. Face à l’explosion de la fiction « concurrente », le documentaire n’est pas non plus au point mort, et évolue dans des directions différentes. Les films coloniaux sont toujours en vogue. Parmi eux, Croisière Jaune (1934), doté de son direct (un exploit à l’époque), est filmé par André Sauvage en Asie. Mais le commanditaire, André Citroën, apprécie peu l’intérêt artistique du montage de Sauvage, et place Léon Poirier pour finir le film ; après cette éviction, Sauvage abandonne le cinéma.
Parmi les auteurs déjà fameux, Flaherty continue son œuvre avec L’Homme d’Aran (1932-34) et Louisiana Story (1946-48). Dans la lignée de son cinéma documentaire avec une forte complicité des acteurs/personnages, Georges Rouquier réalise Farrebique (1946), qui raconte la vie des paysans de l’Aveyron, en l’occurrence des membres de sa famille. Le cinéma social se développe durant cette période, notamment aux États-Unis sous l’impulsion de Paul Strand (Les Révoltés d’Alvarado, 1934-36) et Pare Lorentz, réunis chez Frontier Film. Ils défendent un cinéma qui enregistre la réalité tout en prenant parti. Le Department of Agriculture sous Roosevelt fonde la Farm Security Association, qui de 1935 à 1942, produit quelques 500 000 clichés documentaires sur la campagne, et qui serviront aux films de Pare Lorentz. Chez les britanniques, John Grierson travaille également sur des thématiques sociales. Malgré la complexité des techniques sonores, il est probablement le premier à proposer des interviews en son synchrone dans Housing Problems (1935), ainsi que des danses folkloriques, également avec son synchrone, dans Song of Ceylon (1934). En 1939, il fonde l’Office National du Film du Canada, et produit des films contre le nazisme.
Dans le climat de la seconde guerre mondiale et des régimes autoritaires, les films de propagande monopolisent les écrans. Le documentaire devient dangereux quand il se mue en propagande, qui se veut comme la vérité, là où une vérité émerge normalement d’un documentaire66. Au milieu d’un océan de mauvais documentaires de propagande, la cinéaste du régime nazi, Leni Riefenstahl, n’était pas dénuée de talent67. Elle est connue pour ses films sur les jeux olympiques de Berlin en 1936 : Les Dieux du Stade et La Fête de la beauté. Stuart Legg, en Grande-Bretagne, reprend les prises de vue allemandes pour monter This is Blitz en 1942, pour montrer la terreur répandue par l’armée hitlérienne. En URSS, les normes staliniennes déconnectent les films de la réalité, et renversent le souhait de Lénine d’avoir 60% de films d’éducation pour 40% de films de divertissement68. Roman Karmen y échappe, en faisant comme Joris Ivens, à savoir tourner autour du monde. Il signe des témoignages orientés sur la guerre d’Espagne, le siège de Leningrad ou le procès de Nuremberg. De son côté, Joris Ivens continue d’œuvrer, cette fois aux États-Unis, avec un film sur la campagne (Power of the Land, 1939-1940) pour le compte du Département de l’Agriculture, puis des films sur la guerre.
C’est après la guerre que le groupe des Trente, en France, plaide pour une reconsidération du court métrage en ouverture des séances – les courts-métrages sont encore confondus avec « documentaire » par la majorité du public. Font partie de ce groupe Alain Resnais, Jean Lods, Éli Lotar, René Lucot, Chris Marker, Jean Painlevé, Georges Franju,... Ces cinéastes réaliseront des films, souvent de commande, autour de sujets comme la mémoire, les artistes, les écrivains, mais pas de film social. La plupart de ces réalisateurs s’orienteront vers la fiction ensuite, à l’exception notable de Chris Marker, qui réalise Dimanche à Pékin (1956). Raymond Queneau pour Le Chant du styrène (réalisé par Alain Resnais en 1958), Jacques Prévert pour La Seine a rencontré Paris (réalisé par Joris Ivens en 1957) et Chris Marker donneront leurs premières lettres de noblesse au commentaire, jusque là soporifique. À défaut d’enregistrer le son direct, c’est avec le commentaire que le son pouvait être utilisé à des fins créatives ; malheureusement, aujourd’hui encore, la voix off est utilisée pour expliquer des images de mauvaise qualité.
Toujours est-il qu’il manque au documentaire les moyens de s’affirmer pleinement par le son. Les ethnologues, en s’emparant du documentaire – sans réelle préoccupation esthétique – vont précipiter l’évolution technique nécessaire. Des cinéastes comme Jean Rouch se servent de la caméra comme d’un carnet pour enregistrer leurs documents sur films. L’ethnologue bricoleur réalise Les Maîtres fous (1954-55), Jaguar (1964), Moi un Noir (1957-58), et André Coutant se rapproche de lui pour développer une caméra ultra-légère à son synchrone, qui va révolutionner le documentaire69.
1960-1990 : Le documentaire s’empare du principe de cinéma direct
Au début des années 60, les évolutions techniques permettent de transformer la fabrication du cinéma. Si l’invention du parlant a principalement changé le cinéma de fiction, c’est le cinéma documentaire qui profite le plus du son direct. Les pellicules sont également plus sensibles, ne nécessitant plus un éclairage puissant. Selon Guy Gauthier, trois pôles de création sont majeurs durant cette période, parce qu’ils combinent un ensemble de paramètres favorables : une bonne technologie, une tradition solide et une grande liberté de mouvement. New York, Montréal et Paris sont ainsi les trois villes où « Expérience historique/progrès technique/liberté de création » sont réunis70. Nous avons déjà évoqué l’Office Nationale du Film au Canada. Dans ce contexte, Charles E. Beachell met au point un magnétophone portatif ; Michel Brault et Gilles Groulx réalisent Les Raquetteurs en 1958. Ils suivent un groupe de marcheurs à raquettes, avec un équipement réduit au strict minimum. Projeté au cours d’un séminaire à l’UCLA (Université de Californie à Los Angeles), il est vu par Jean Rouch (français), Claude Fournier (québécois), qui se lie avec Richard Leacock (américain, ancien opérateur de Flaherty). Les trois centres de « renouveau du documentaire » sont nés.
La révolution du cinéma direct peut commencer. En 1963, Pierre Perrault, « l’homme magnétophone » et Michel Brault, « l’homme-caméra » se rencontrent autour du film Pour la suite du monde, le « chef-d’œuvre de ces années de création intense » pour Guy Gauthier71. Michel Brault participe également au film Chronique d’un été (1961) avec Jean Rouch et Edgar Morin. Le film enquête sur les parisiens, avec l’intention de faire du « cinéma-vérité ». Le film est vu comme un manifeste. Et il inspirera Le Joli Mai, filmé au cours de mai 1962. Malgré les innovations techniques de l’époque au niveau du son et de la sensibilité de la pellicule, Michel Brault fut un temps le seul virtuose à la caméra, qui savait par exemple marcher en filmant de manière stable72. Il ne s’agissait donc pas encore d’une évolution technique à mettre en toutes les mains.
Aux États-Unis, malgré un matériel expérimental, Robert Drew et Richard Leacock (opérateur caméra) réalisent Primary en 1960 à propos de la campagne de John F Kennedy. Du côté du documentaire plus marginal, Point of order est un film monté à partir d’images d’audiences opposant l’armée américaine au sénateur Joseph MacCarthy, qui a été destitué à l’issue de l’audience. Le film est résolument contre le cinéma vérité et expose que la caméra ne peut être objective. En disant faire du « cinéma-vérité », Jean Rouch provoque une polémique (d’autant qu’il doute lui-même de cette appellation dans son film73) qui semble aujourd’hui bien creuse. Elle a été depuis résolue par Marker, entre autres, qui a appelé au « cine-ma vérité », soit l’idée que le film est pris d’un point de vue subjectif, et donc à sa manière « vrai ». Avec Classe de lutte, en 1969, suivant les critiques des ouvriers qu’il avait filmé dans À bientôt j’espère, Chris Marker donne la caméra aux ouvriers. Ce cinéma militant trouve un écho chez Godard, qui expérimente avec la forme du cinéma direct et pour qui documentaire et fiction sont mêlés. On assiste ensuite à une explosion d’auteurs qui s’emparent du direct : Raymond Depardon, Frederick Wiseman, qui s’intéresse aux institutions américaines (Titicut Follies, 1966) ; Georges Dufaux (Au bout de mon âge, 1975) et Jacques Leduc (Chronique de la vie quotidienne, 1977) consolident et élargissent la tradition québécoise ; Robert Kramer, cinéaste inclassable comme Johan van der Keuken, etc. Les cinéastes revendiquent désormais leur subjectivité, et non pas une prétendue vérité.
Hors de ces trois pôles, quelques cinémas localisés existent bien évidemment, et nous ne pourrons tous les énumérer. Parmi eux, le cinéma belge, avec une production cinématographique modeste, reste accroché au film ethnographique ou social, avec des auteurs comme Henri Storck (Fêtes et folklore de Belgique, 1970) ou Manu Bonmariage (Allo Police, 1987). En Italie, le documentaire est étouffé par le Néo Réalisme, souvent confondu d’ailleurs comme tenant du documentaire. Au Brésil nait un mouvement créatif mené par des réalisateurs tels que Joaquim Pedro de Andrade (Garrincha, Alegria do Povo, 1963), Paulo Gil Soares (Memoria do Cangaço, une confrontation entre le passé filmé, de l’époque des cangaçeiros, et les témoignages trente ans plus tard, en 1965) ou Geraldo Sarno (Viramundo, 1965). À partir de 1968, la dictature censure de plus en plus le cinéma brésilien74, tout comme d’autres dictatures l’ont fait, et le font toujours...
1990-Aujourd’hui : multiplicité des formes, banalisation du médium
En 1990, contrairement aux autres débuts de période, aucune technologie de rupture n’est apparue75. C’est au cours des années 70 que la vidéo commence à apparaitre, facilitant l’accès au tournage pour le plus grand nombre. Grâce à des caméras de plus en plus légères, faire du cinéma n’est plus aussi coûteux. Il est même possible de filmer sans être vu avec des caméras miniature : Claude Lanzmann s’en servira pour enregistrer les confidences de bourreaux nazis dans Shoah (1985). On assiste depuis les années 90 à une nouvelle naissance du cinéma documentaire, diffusé massivement par la télévision d’un côté, et utilisé de l’autre comme médium par de nombreux cinéastes créatifs. Le documentaire sort de sa marginalité en étant projeté en salles, avec des films comme Être et avoir de Nicolas Philibert (2002), ceux de Michael Moore (Fahrenheit 9/11, 2004).
Là où un Michel Brault était indispensable pour manipuler correctement le matériel, ce n’est plus le cas avec les caméras DV. Ainsi, Agnès Varda filme seule Les glaneurs et la glaneuse en 2000. Elle invoque un rapport personnel à la caméra, et le pouvoir d’enregistrer sur le vif, sans rien demander à personne. Chris Marker relève tout de même que cette pratique, aussi simple qu’elle parait, nécessite un certain talent. Talent qu’Alain Cavalier a montré dans Le Filmeur (2006) ou Irène (à propos de sa femme décédée, 2009), films dans lesquels il utilise la caméra comme un carnet de notes personnelles. Denis Gheerbrant utilise une technique similaire de prises de notes, l’intimité en moins, pour réaliser La République Marseille, sa fresque sur Marseille. Le réalisateur s’exprime ainsi à propos de son travail, en faisant une analogie entre architecture et cinéma :
« Je suis comme un bricoleur. L’architecte fait un plan, ensuite construit, fait construire plutôt, suivant le plan. Le cinéaste en situation documentaire agit comme le bricoleur, il a un projet avec une forme et souvent des couleurs dans la tête.76 »
Au delà de la comparaison curieuse avec l’architecte77, cette notion de bricolage est souvent évoquée par les réalisateurs de documentaires, d’Agnès Varda (la glaneuse, c’est elle !) à Johan van der Keuken. Le documentaire ne peut être écrit à 100% avant le tournage, à moins d’utiliser les images d’archives. Dans le sillon de Choub, le film d’archive prend un nouvel élan, en particulier avec les matériaux filmiques de la guerre. Ken Burns réalise des fresques historiques de cette manière, sur la guerre de Sécession ou la deuxième guerre mondiale. Ces deux films fleuves durent respectivement onze et douze heures, et ont été découpés en épisodes pour leur diffusion à la télévision publique. Du côté du petit écran, parmi une foule de documentaires médiocres, certains reçoivent une attention particulière, comme Le Monde selon Monsanto (2008), où Marie-Monique Robin expose les méfaits de la multinationale.
Conséquence de la démocratisation des techniques, on trouve désormais une production documentaire dans de nombreux pays, si ce n’est dans tous. Le cinéma s’invite dans le conflit israélo-palestinien. Amos Gitai, dans Wadi (1981) puis Wadi, Grand Canyon (2001), raconte l’évolution d’une vallée à l’ouest d’Haïfa, où Israéliens et Palestiniens cohabitent en paix. À Gaza, Ilan Ziv suggère une autre lecture avec Le Carrefour (2003), qui sépare d’un côté de la route un bunker abritant 400 colons juifs, de l’autre des milliers de réfugiés palestiniens parqués dans un camp. À quelques milliers de kilomètres de là, en Chine, le documentaire direct prend également ses marques. Wang Bing (À l’Ouest des rails, 2001) réalise une trilogie de 9h15 sur une ville-usine délaissée après délocalisation de la production ; Jia Zhangke manipule les codes de la fiction et du documentaire dans 24 City (2009). Tous ces exemples, forcément non exhaustifs, ont le mérite de montrer comment le documentaire atteint de nouveaux territoires, non pas par le colonialisme, mais dans les mains des habitants locaux. Les moyens et coûts nécessaires sont minimaux. En cas extrême, signalons le film Téhéran sans autorisation (2009) de Sepideh Farsi, tourné avec un portable, parfois en cachette. Aujourd’hui, la quantité de production peut presque paraitre extrême. Chacun ayant dans sa poche un appareil d’une qualité suffisante pour filmer et même monter un film, le doute est plus que jamais de mise quant à la qualité et la sincérité des œuvres diffusées. Ce doute, nous allons désormais tenter de le dissiper en posant une question indispensable : qu’est-ce qu’un documentaire, et comment le distinguer de la fiction ?
Réalité ou fiction ? Ou les bornes du documentaire
Le réel, le matériau du cinéma
Qu’il soit qualifié de « fiction » ou de « documentaire », le cinéma se base essentiellement sur l’enregistrement du réel, c’est-à-dire du son et/ou des images. On arrive sans peine à distinguer un documentaire d’une fiction lorsqu’on en voit un : soit parce qu’on sait que l’on va voir un documentaire, soit parce qu’on est habitué à ses codes. La plupart des œuvres reproduisent des systèmes de signes, que le spectateur évalue en faisant des jugements de modalité. Il détermine alors s’il s’agit de « faits ou de fiction, actualité ou jeu d’acteur, direct ou enregistrement, et [il] évalue la possibilité ou la plausibilité de l’événement représenté ou de ce qui y est affirmé78 ». Cependant, il reste un problème de fond à résoudre : la distinction que font les dictionnaires entre réel/imaginaire, d’une part, et fait/fiction d’autre part. Le Littré oppose ainsi fiction et documentaire comme non-réel et réel, en mettant l’accent sur l’aspect didactique du « document » des origines – ce qui ne nous avance pas dans la précision de notre définition. Si le réel est bien le matériau premier de la fiction et du documentaire, c’est le mode d’adresse et leur manière d’interagir avec le monde qui diffère. On ne peut filmer le réel directement, comme s’il était vrai. Mais l’on peut, comme le documentaire le fait, s’appuyer sur la parole de l’autre, et s’efforcer de ne pas la trahir. Selon Johan van der Keuken, cela requiert une « mise en tension entre l’objectif et le subjectif »79. Grâce au montage, le cinématographe devient un art. Il s’agit d’une part d’un effet de réel par des prises de vue documentaires, même en fiction ; d’autre part, un enchainement de visions à travers l’espace-temps par une subjectivisation du plan, même en documentaire.
« Mettons bien les points sur quelques “i”. Tous les grands films de fiction tendent au documentaire, comme tous les grands documentaires tendent à la fiction. […] Et qui opte à fond pour l’un trouve nécessairement l’autre au bout du chemin.80 »
— Jean-Luc Godard
Cette citation exprime un jugement de qualité. Mais au fond, il s’agit bien de cela : une fiction veut nous transporter de manière crédible, et un documentaire devient réellement intéressant quand il met en scène son contenu.
Modalisation de situation : du spontané à la mise en scène
Le documentaire et la fiction sont reliés par leur traitement du réel comme matériau, mais n’en font pas le même usage. Entre l’image « volée » dans la rue et un film en studio, il y a bien une différence. François Niney, dans Le documentaire et ses faux semblants, clarifie très bien la gradation entre la pure spontanéité et la mise en scène totale. Nous résumons ici cette gradation, basée sur un exemple fictif : on tente de faire un film sur la boutique d’un photographe et ses clients. Quels sont les niveaux de mise en scène possible ?
0. Le magasin est filmé à l’insu du propriétaire, de l’extérieur du magasin. Les images sont « volées », et la subjectivité de la prise de vue existe toujours.
1. La situation est un peu provoquée, et parait toujours réelle et spontanée : on demande à un passant de s’arrêter devant la vitrine, ou au photographe de paraitre sur le pas de sa porte.
2. La croyance du spectateur que ce sont de « vrais gens » persiste, mais on suit une personne dans le magasin, donc ce n’est pas « pris sur le vif ». Le client et le photographe sont mis au courant et ont donné leur autorisation. C’est un documentaire posé.
3. On suit l’activité du photographe. Cela nécessite un accord supplémentaire entre le cinéaste et le personnage. To Sang Fotostudio de van der Keuken se situe en effet dans cette limite.
4. Des figurants complices jouent les clients du photographe dupe. Il peut s’agir d’une tromperie en fonction de ce que savent les modèles et le photographe d’une part, et ce que peut supposer le spectateur d’autre part (le contrat avec le spectateur commence à entrer clairement en jeu)
5. Le lieu est gardé, mais des acteurs jouent le photographe et les clients. Le jeu de la fiction voudrait ces scènes réalistes, mais pas trop, pour que cela reste honnête. Ceci serait la limite extrême pour qu’un documentaire urbain soit dans notre filmographie.
6. Les vrais personnes jouent leur rôle dans un décor refait en studio. Mais ce ne sont pas des acteurs professionnels, et en fonction du contexte il peut s’agir d’une réussite, ou d’un raté.
7. Des acteurs jouent en studio. On voit un film de fiction.
Ainsi, même avec un interventionnisme poussé, il est possible de réaliser un documentaire sans mentir. Pour le spectateur en revanche, ce n’est pas encore clair s’il peut faire confiance à ce qu’il voit. D’autant plus si les personnages sont fortement crédibles dans leur propre rôle « joué ». Notons que si cette gradation est pratique, elle ne peut pas fonctionner pour tous les films. Certains films hybrident habilement les formes. Un exemple : Under the skin, de Jonathan Glazer (2013), avec Scarlett Johansson. L’actrice y joue un rôle d’étrange extraterrestre (niveau 7, pure fiction), mais les hommes qu’elle prend sur sa route, dans son camion, sont filmés à leur insu (niveau 0) puis mis au courant (niveau 3 et 7, ils jouent leur rôle et un personnage). De même, les scènes de rues sont filmées en caméra cachée, c’est-à-dire au niveau 0 de la modalisation. Ce n’est qu’un exemple d’étrangeté cinématographique parmi d’autres. Reste que pour le spectateur, ces situations sont troublantes, d’autant plus que la modalisation n’est pas forcément claire – et une fiction comme Under the skin n’a rien à justifier ou clarifier, contrairement à un film documentaire.
Implication personnelle du réalisateur
Pour éviter les malentendus, le réalisateur peut jouer sur la modalisation de l’énonciation, soit montrer de manière plus ou moins appuyée que ce qui est montré n’est pas nécessairement vrai. Comme toute autre représentation, le cinéma est forcément mis en scène, et implique donc des choix. Le réel étant reproduit par la machine, c’est par le montage que s’effectue la création81. Le réalisateur a donc un grand contrôle sur ce qu’il va affirmer, puisqu’il peut mettre en lien des éléments qui ne l’étaient pas avant (on verra cela en application pour les documentaires et la ville). En revanche, on peut considérer que le documentariste est moralement responsable de ce qu’il réalise. Dans une fiction, l’action se produit dans un monde clos, isolé du nôtre, avec ses propres règles. L’auteur n’a pas a y répondre des actes de ses personnages, et protège ainsi ses acteurs, le spectateur et lui-même. Dans un documentaire, chaque élément (personnage, lieu, événement) tient pour lui-même et peut être potentiellement vérifiable. Il en va de l’éthique de l’auteur de ne pas nous tromper. Une séquence éprouvante d’Amsterdam Global Village montre un enfant tchétchène mort dans les bras de sa mère. Comme il s’agit d’un documentaire, le rempart entre le spectateur et la mort de visu n’existe plus. À ce niveau, il n’est moralement plus possible de mentir : le sujet est trop grave.
Le rapport au spectateur, différence avec la fiction
Si la prise de vue est sur le vif, le spectateur la verra sous sa forme finie et reproduite. Cela implique un aller/retour entre le présent du spectateur et le passé de l’action, lui-même faisant le voyage jusqu’aux yeux du spectateur. En effet, au contraire de la fiction le spectateur du film documentaire se trouve dans un monde commun, avec la même ligne de temps et le même univers spatial. La fiction, elle, reste une bulle autonome, obéissant à ses propres règles et ne pouvant être falsifiée. Dès lors, le spectateur est toujours confronté à cette impression vivace de réalité. Comment être sûr que l’on visionne bien un documentaire ? Comme nous l’avons vu pour l’implication du réalisateur, tout cela tient à un régime de croyances. Si pour une fiction, on croit volontiers en sachant que ce que l’on voit est faux, pour le documentaire la réalité peut être questionnée : ce que l’on voit est-il vrai ? Si pour la fiction, nous suspendons notre incrédulité, c’est le doute qui domine le visionnage d’un documentaire. Et si nous doutons de la véracité de ce qu’il raconte, il est potentiellement faux ou malhonnête : c’est le discrédit. Ainsi, le documentariste établit un contrat avec le spectateur, qui consiste à rester sincère, révéler les ficelles quand elles sont trop grosses, et ne pas annoncer la vérité quand on sait qu’elle est inaccessible. C’est le travers des reportages ou des docu-fictions : ils se proclament objectifs alors que, par la recherche de la « vérité », ils s’en éloignent. Le contrat est rompu. Nous allons voir dans les parties suivantes comment le (bon) documentaire évite cet écueil en s’adressant sincèrement au spectateur.
60 GAUTHIER, Guy, Le documentaire, un autre cinéma – Histoire et création, Paris, Armand Colin, 2015
61 Ibid.
62 Ibid.
63 Catalogue Lumière, « Panorama pris d’un bateau », https://catalogue-lumiere.com/panorama-pris-dun-bateau/, https://youtu.be/TVf2_oNYe2o pour le visionner.
64 Catalogue Lumière, « Panorama du Grand Canal pris d’un bateau », https://catalogue-lumiere.com/panorama-du-grand-canal-pris-dun-bateau/, le plan peut être vu sur https://youtu.be/iGFgGkrZdho
65 BENJAMIN, Walter, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Paris, Allia, 2012, page 29
66 NINEY, François, Le Documentaire et ses faux semblants, Coll. 50 questions #47, Paris, Klincksieck, 2009, page 127
67 GAUTHIER, Guy, Le documentaire, un autre cinéma – Histoire et création, Paris, Armand Colin, 2015
68 Ibid.
69 GAUTHIER, Guy, Le documentaire, un autre cinéma – Histoire et création, Paris, Armand Colin, 2015
70 Ibid.
71 Ibid.
72 Ibid.
73 À la fin du film, on voit la projection du film dans une salle de cinéma, où les spectateurs sont aussi les personnes interrogées. Cela donne lieu à une discussion sur la vérité, le jeu d’acteur, la simulation entre les interviewés et les cinéastes. Après la projection, ces derniers terminent le film en discutant des tenants et aboutissants, concluant qu’en effet, la vérité n’est pas atteignable. Le double bilan était une bonne manière de relativiser la formule pompeuse de « cinéma-vérité ».
74 Ibid.
75 Ibid.
76 Ibid.
77 On suppose que l’architecte ici, c’est le réalisateur de fiction : il a un scénario, un découpage technique et un plan de tournage.
78 CHANDLER, Daniel, « Semiotics for beginners : Modality and Representation », Visual Memory, 2014, http://visual-memory.co.uk/daniel/Documents/S4B/sem02a/html
79 NINEY, François, Le Documentaire et ses faux semblants, Coll. 50 questions #47, Paris, Klincksieck, 2009, page 25
80 GODARD, Jean-Luc, Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, Paris, Éd. de l’Étoile, 1985, page 144
81 BENJAMIN, Walter, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Paris, Allia, 2012, page 45
Le corpus cinématographique
Quelques précisions s’imposent quant aux films vus et étudiés pour les besoins de ce mémoire. Une chose est sûre : il est impossible de tout voir. En revanche, au fur et à mesure des visionnages, les bornes de ce qu’on appellerait documentaire urbain se sont faites de plus en plus précises. Il convient d’expliquer ce rapport parfois irrationnel aux œuvres commentées : quelle est la limite d’un documentaire urbain ? D’abord – et cela va de soi – c’est un documentaire. On a déjà vu que la frontière entre fiction et documentaire était ténue, et que celle-ci tenait essentiellement à l’établissement d’un contrat avec le spectateur. La particularité du documentaire urbain tel qu’il est présenté dans ce mémoire, c’est l’authenticité de ses lieux tournés. Il est probablement difficile de certifier qu’un film a bien été tourné dans la ville annoncée. Mais si un réalisateur fait un film documentaire sur Nantes et qu’il le tourne à Paris, il ment : le contrat avec le spectateur est rompu. Par contre, le réalisateur ne ment pas s’il fait jouer aux acteurs une scène ordinaire nantaise. Plus subtilement, l’altération de l’environnement bâti est également une question importante : et si une façade est décorée pour les besoins du tournage ? Cette question ne doit en fait jamais être posée par le spectateur. Si elle est posée, il s’agit de nouveau d’une imposture. Notons qu’en général, le petit budget des documentaires empêche logiquement ce genre d’initiatives, courant dans la fiction. Ainsi Aurélien Py qualifie-t-il le cinéma de van der Keuken de « fiction du pauvre », soit une forme narrative où les acteurs jouent leur propre rôle, où l’équipe de tournage est très réduite, et où les lieux tournés sont préexistants au tournage82.
On peut citer énormément d’œuvres fictionnelles qui prennent place dans des lieux bien réels. Par désir de reconstitution historique ou esthétique, la fiction se permettra de changer le décor, de l’amender pour le faire correspondre aux enjeux narratifs. Il n’est pas nécessaire de dresser un catalogue de ces changements de décors tant ils sont légion. On retiendra essentiellement l’exemple d’Une chambre en ville (1982) de Jacques Demy. Pour reconstituer le Nantes de 1955 au générique d’ouverture, la caméra filme à travers une plaque de verre, sur laquelle a été reproduite une photo du décor avec le pont transbordeur83, détruit depuis84. Au générique du film, l’illusion est saisissante : le transbordeur est présent. Par cet exemple, on voit bien que l’authenticité bâtie importe peu : seul compte le réalisme de la reconstitution historique, par ailleurs non souhaitable dans un documentaire en général (ou alors on touche au docu-fiction et ses travers).
Comme nous l’avons souligné précédemment, la licence artistique dédouane la fiction de son authenticité bâtie. Cela ne veut pas dire, pour autant, que le documentaire a l’exclusivité du regard sur la ville. Ainsi, Baltimore est au cœur de la série The Wire, qui brouille à plusieurs égards son rapport au réel, puisque son auteur était journaliste et a alimenté le sujet de nombreux aspects réels. Mais là où l’on réclamerait des comptes à un film documentaire qui mentirait sur le lieu tourné, il n’en sera pas question pour The Wire. Savoir si les terrains vagues montrés sont bien dans « West side » ou « East side » est sans importance. Comme le souligne François Niney, « soutenir que Sherlock Holmes n’habitait pas Baker Street est un non-sens; vouloir le vérifier, une manifestation d’idiotie ou une blague.85 » La crédibilité d’un documentaire est en jeu lorsque ses éléments sont potentiellement vérifiables. On le verra de manière plus approfondie dans la deuxième partie de ce mémoire, un réalisateur n’a pas tellement intérêt à mentir sur ses lieux, d’autant plus qu’il met aussi en cause l’authenticité des être humains concernés. Une forme d’éthique est indispensable pour construire un documentaire, qui plus est lorsqu’il a pour sujet la ville, apte à concerner une large population86.
Imaginons maintenant un autre cas de figure imaginaire. Si un réalisateur faisait un film documentaire en studio, ou avec une maquette, avec en fond sonore les témoignages d’habitants, ce film serait écarté du corpus. Il ne faut pas nécessairement montrer la ville pour pouvoir faire un documentaire à son propos. Mais il est question, dans ce mémoire, de la perception et de la restitution d’un espace urbain. Et peu importe si le montage raccorde des lieux distants, ou si les effets visuels transforment cette perception. L’enjeu, c’est que l’enveloppe de la ville soit intacte au moment de la prise de vue. Par principe, on doit être sûr que le tournage d’un documentaire urbain a bien été effectué dans la ville décrite, sinon la confiance est rompue. Ainsi, la qualité principale d’un documentaire urbain serait un hic et nunc inexistant dans une œuvre de fiction. C’est cette qualité que nous allons explorer à travers l’histoire commune de la ville et du documentaire.
Histoire commune du documentaire et de la ville
On ne saurait se contenter de voir le cinéma documentaire comme un système de signes fixe et régulé87. Toute représentation peut être vue comme étant une part d’un ensemble culturel et social. Teresa de Lauretis, citée par Chandler, différencie deux visions de la sémiotique poststructuraliste. L’une s’attache à décrire davantage les aspects subjectifs de la création de signes, où le sujet est un effet du signifiant. L’autre approche favorise la compréhension de la signification dans un contexte donné ; le sens y est construit comme une valeur sémantique produite par des codes culturels communs88. Pour cette partie, on s’intéressera à la valeur historique d’un documentaire urbain, soit une vision plutôt culturelle. Pour autant, on ne saurait oublier la part subjective de la création documentaire : un auteur est bien derrière la caméra, et il propose sa vision personnelle d’une ville. Malgré la différentiation des méthodes par Teresa de Lauretis, nous ne ferons pas de choix explicite, les deux analyses semblant pertinentes pour notre sujet. Un documentaire urbain est le produit de son environnement (la ville), qui implique de nombreux codes culturels communs (architecture, pratiques sociales). De même, un film a été réalisé dans un contexte culturel où certains codes et procédés dominent : l’auteur est tributaire de cette culture et y participe. Mais un auteur, derrière la caméra ou la table de montage, propose une vision subjective de cette ville. Il assemble alors des signes qui n’auraient pas forcément lieu d’être sans sa propre perception de ce qu’il voit. Nous reviendrons plus amplement sur cette construction subjective d’un documentaire urbain, notamment dans la deuxième partie de ce mémoire.
Comme nous venons de le voir, si la définition du documentaire urbain s’est précisée, elle n’en reste pas moins personnelle. Le corpus présenté ici n’est pas exhaustif ; il s’est cependant enrichi au fil des lectures et des découvertes. La sérendipité joue un grand rôle dans la formation du corpus, car les œuvres ne font pas partout l’objet de la même attention et des mêmes classifications. Ainsi, les symphonies urbaines ont été décisives pour le cinéma en général, Le Joli Mai pour le documentaire en particulier. Notons que nous excluons du corpus L’Homme à la caméra, qui n’a pas été tourné explicitement dans une seule ville, mais trois (Moscou, Kiev, Odessa)89. Bien qu’Odessa soit le lieu principal, Vertov n’en fait pas là son sujet central. Néanmoins, en tant que manifeste cinématographique et politique, L’Homme à la caméra est une œuvre fondamentale, que l’on peut comparer aux autres films du corpus en tant que témoin de son époque, ou en tant que source d’inspiration.
Afin d’y voir plus clair, et sans revenir à la chronologie complète du cinéma documentaire, le corpus est ici divisé en trois parties. Trois périodes, où le cinéma et la ville ont vécu une histoire commune. Le cinéma documentaire, en tant qu’il capture un moment présent, a une historicité particulière que la fiction ne peut avoir. On pourrait donc être tenté de brosser toute l’histoire des villes du XXème siècle au travers du documentaire. Pourtant (et ce n’est intentionnel), le corpus se révèle incomplet sur de longues décennies. Ainsi, nous n’avons pas (encore) trouvé de film réalisé entre 1931 et 1957, ni dans les années 70. Plusieurs hypothèses pourraient expliquer ce manque, au-delà de la préférence du studio jusqu’aux années 6090. La première, c’est qu’il fallait la rupture technique que nous avons évoquée pour que le matériel de captation soit transportable. Dès lors, les symphonies urbaines seraient autant des manifestes stylistiques qu’une mode passagère, balayés par d’autres préoccupations durant la guerre et ses films de propagande. La deuxième hypothèse, assez proche de ce constat, poserait que les deux premiers courants (années 30 et années 60) étaient suffisamment homogènes pour ne pas avoir donné de suite : après tout, les réalisateurs se connaissaient personnellement (Marker, Varda, Ivens91) ou avaient vu les films des autres (Vertov, Oliveira, Vigo). La troisième période, des années 80 à nos jours, correspond à l’envol réel du médium, porté par l’accessibilité croissante des moyens de captation92. Il est également possible (et c’est la troisième hypothèse), que les recherches par analogie à partir de réalisateurs connectés empêchent de trouver d’autres auteurs. En l’état, l’étude historique du documentaire urbain et de la ville ne pourra être que parcellaire, au bénéfice d’une meilleure cohérence des périodes évoquées.
La ville industrielle et le progrès
Les symphonies urbaines observent la ville d’un point de vue économique, formel et surtout politique. Cette première période du documentaire urbain, qui explore les formes cinématographiques, laisse apparaitre les préoccupations de l’époque. Il ne parait d’ailleurs pas fortuit qu’elles aient été réalisées dans un contexte d’entre-deux guerres93, quand le progrès capitaliste d’un côté, communiste de l’autre était encore envisageable. Dans tous les cas, la machine, l’industrie et ses formes construites sont très présentes, au point même de considérer l’habitant comme une machine. Nécessairement, on questionnera dans ce cas l’impact de la ville-machine sur l’innovation cinématographique, qui sont ici fortement liés. Ainsi, les villes deviennent du cinéma, qui à son tour redonne du sens à la ville94. On peut relever ici l’analogie entre construction architecturale et construction cinématographique. Pour créer du sens dans leurs films, les réalisateurs de ce cinéma « primitif » écrivent l’histoire du montage en se servant des lignes de chemin de fer, des ouvrages d’art et des bâtiments divers pour construire leur récit. Le montage, métaphore de la structure sociale et urbaine (en particulier chez Vertov), devient à juste titre l’acte créatif majeur du cinéma, ce qui fait de lui une œuvre d’art à part entière95.
Dans cette sélection de films, les villes apparaissent comme :
– Des villes-machines où tout semble fonctionner de concert, comme preuve de leur prospérité. D’où les titres de « symphonies urbaines ».
– De fières cités industrielles (Berlin, die Symphonie der Großstadt, Manhatta [sic]) ou portuaires (Douro faina fluvial), avec les différences de typologies urbaines que cela implique.
– La cristallisation des antagonismes entre riches et pauvres (À propos de Nice), un thème récurrent de la ville mais qui n’est pas éclairé de la même manière au cours du temps.
Manhatta [sic] |
New York |
Paul Strand |
1921 |
Berlin, die Symphonie der Großstadt |
Berlin |
Walther Ruttmann |
1927 |
L’homme à la caméra |
Diverses |
Dziga Vertov |
1929 |
La Pluie |
Amsterdam |
Joris Ivens |
1929 |
À propos de Nice |
Nice |
Jean Vigo & Boris Kaufman |
1930 |
Douro, Faina Fluvial |
Porto |
Manoel de Oliveira |
1931 |
Ces œuvres coïncident avec un moment particulier du XXème siècle : les années folles, ou « goldene Zwanziger » en allemand, « roaring twenties » aux États-Unis et « golden twenties » en Grande-Bretagne. Les années 20 sont marquées par une forte croissance économique96, accompagnée de plusieurs développements simultanés : l’industrie, avec le travail à la chaîne, initié par Ford en 1913 ; les transports en commun ; les moyens de transports individuels motorisés ; le divertissement urbain (sport, cinéma, théâtre, etc.) ; la consommation. Tout ceci concourt à des années vécues comme « positives », au moins en occident – et surtout sur le plan économique. Forcément, ce succès se vit principalement en ville : l’industrie produit à plein régime, et les transports permettent de déplacer les ouvriers efficacement dans la ville. En résulte des villes effervescentes... et chaotiques. Il nous semble que cet ensemble interdépendant a été le terrain parfait pour les expérimentateurs du cinéma.
Manhatta, en 1921, ouvre le bal des symphonies urbaines. À noter que, malgré sa postérité, il s’agit du seul film américain qui ait été tourné dans ce genre97. Ce n’est pas n’importe quelle ville que Paul Strand présente : New York est l’une des – si ce n’est la – plus influente ville au monde. Il la présente comme « City of the world (for all races are here)98 » à l’aide d’un carton introductif. De cette phrase lyrique sur la multiplicité ethnique de New York, nous ne verrons rien. Paul Strand filme depuis les gratte-ciels, et observe de haut les marées d’êtres humains aux têtes couvertes, à tel point que même la distinction de sexe est difficile à percevoir. Les vues presque aériennes (mais statiques !) de Manhatta nous montrent deux choses. Premièrement, elles n’étaient possibles que dans un cadre urbain où les bâtiments poussent en hauteur. Le début de siècle a été particulièrement faste pour la construction de gratte-ciels à New York, et l’apothéose est encore à venir avec l’Empire State Building en 1931. Le krach de 1929 n’est pas encore arrivé, et à l’évidence la ville se développe en hauteur avec une relative insouciance. Parce que les gratte-ciels n’étaient pas encore une culture mondiale, seules New York et Chicago pouvaient prétendre à de telles images. Deuxièmement, ces angles de vue permettent à Paul Strand de voir la ville comme une entité. Avec ses foules, ses cheminées, ses bateaux, ses ponts, New York devient un organisme vivant à part entière.
Filmer New York n’est pas nouveau. En 1896 et 1897, respectivement, les opérateurs de Lumière et d’Edison capturent des vues des rues de New York à hauteur de piéton99. Par contre, le montage cinématographique est encore en phase exploratoire, et le geste de Paul Strand peut être vu comme avant-gardiste. Par le cumul des images, il fait à la fois l’état des lieux d’une ville en cours de construction, et du montage « primitif » d’alors. L’autre particularité de Manhatta, c’est la forme poétique, grâce au poème emprunté à Walt Whitman qui ponctue le film. En ressort un portrait dithyrambique de New York, manquant de subtilité. D’autant plus que le film, en restant perché sur les gratte-ciels, élude complètement la richesse sociale de ce qui se passe en bas100. Dans une perspective historique, cela n’a pas de conséquence – nous reviendrons plus loin sur les questions de vie urbaine. Cela dit, c’est la frénésie des villes en progrès qui va pousser Walther Ruttmann et Dziga Vertov à consolider le procédé de montage. Le premier s’est inspiré des théories du second pour réaliser Berlin, symphonie d’une grande ville. Tout comme Manhatta pour New York, il s’agit d’une ode à Berlin, beaucoup plus subtile cependant, notamment grâce à sa durée (une heure, contre dix minutes pour Manhatta), et ses plans à hauteur d’homme. Ce qu’on retiendra ici, c’est que Berlin en 1927 est en pleine ébullition économique et culturelle. En 1920, la loi sur le Grand Berlin acte l’annexion des villes entourant l’ancien Berlin, permettant un accroissement du territoire. En introduction de son film, Walther Ruttmann montre cette lente arrivée dans le centre de Berlin par le chemin de fer. L’expansion de Berlin voit également son système de transports en communs s’étendre, avec la création des métros à grand gabarit. C’est aussi au cours des années 20 que sont construites de nombreuses infrastructures : aéroport de Tempelhof, circuit automobile AVUS (qui est aujourd’hui intégré à l’autoroute), tour de radio. Tous ces éléments sont visibles dans le film de Ruttmann, sans être ni expliqués, ni mis en avant explicitement. Déjà, la symphonie urbaine s’écarte largement des documentaires didactiques et pompeux que l’on voit sur nos écrans. Car, avant tout, Berlin, die Symphonie der Großstadt est un « hymne au montage, chargé non pas comme chez Vigo d’introduire le point de vue de l’auteur (encore que...) mais de faire des images une partition musicale.101 » La ville des années 20 semble coordonnée à la minute et rythmée avec précision (le film simule une journée-type à Berlin).
C’est, il nous semble, la fascination du mouvement perpétuel et autonome des villes qui a motivé les symphonies urbaines. Dit autrement, le montage a directement profité de l’activité urbaine pour se transformer en art. Nous n’affirmons pas que la ville a créé le montage, puisqu’elle existe depuis bien plus longtemps que le cinéma. En revanche, dans le contexte des villes prospères et pleines d’espoir, l’expérimentation cinématographique trouve tout son sens. À cela s’ajoute le phénomène de croissance de la ville au-dessus de parcellaires déjà constitués (« baroques » selon les termes de Charles Delfante), souvent sans plan d’aménagement102. On le voit dans le film de Ruttmann, les villes font face à d’énormes défis techniques pour assurer le transport de millions d’habitants – Berlin, avec son expansion, devient l’une des plus peuplées et des plus étendue au monde103. Dans le cas de Vertov, il s’agit moins d’un documentaire que d’un manifeste, fortement influencé par l’idéal communiste104.
« Machines, paysages, édifices ou hommes, peu importait : chacun, même la plus charmante paysanne ou l’enfant le plus émouvant, se présentait comme des systèmes matériels en perpétuelle interaction105. »
— Gilles Deleuze
Il faut ici relativiser la portée cinématographique de Vertov, un OVNI au sein de la production de son temps : Eisenstein et Griffith ont été beaucoup plus influents, notamment parce qu’ils travaillaient sur la fiction. Ce qui compte, c’est que la ville industrielle, explosion d’images en mouvement, a été le théâtre de l’avant-garde expérimentale106. À mille lieues de la folie industrielle, Joris Ivens fait ses premiers pas dans le cinéma, avec Le Pont (une journée typique d’un pont mécanique) et La Pluie. Le premier n’est pas dans notre corpus, mais il illustre bien comment une structure métallique et mouvante peut générer de l’action et des expérimentations de montage. Le second nous intéresse davantage, car il est tourné à Amsterdam. Précisons que dans une lecture historique de la ville, La Pluie reste assez peu pertinent, puisque le film est surtout reconnu pour ses intentions expérimentales. À des plans larges sur les bâtiments de la ville, Ivens préfère filmer l’interaction entre la pluie et la ville : les textures de sol, les pas des habitants, les gouttières, les roues. Le plus flagrant, peut-être, c’est qu’Ivens filme une ville qui a déjà connu son époque de prospérité entre le XVIème et le XVIIème siècle. Ce ne sont pourtant pas les projets neufs qui manquent : Berlage a planifié l’extension de la ville au Sud avec le Plan Zuid107 en 1915, dont les dessins n’ont pas été totalement respectés au moment de la construction. Le but de ce plan visait entre autres à loger de nombreux habitants qui vivaient dans des taudis, conséquence de l’exode rural massif durant la révolution industrielle. Ces thématiques ne sont pas traitées par Ivens ; on remarque par contre que la forme urbaine d’Amsterdam est restée relativement figée dans son centre. Dès lors, il convient de ne pas surestimer la valeur historique d’un documentaire urbain, qui capture une ville à un moment quelconque. Ainsi, l’historicité de Douro, faina fluvial est assez imprécise. En ce premier tiers de siècle, Porto n’a pas tellement changé, au moins au niveau physique. La plupart des changements ont eu lieu au cours de la révolution industrielle, qui là aussi s’est greffée sur une ville déjà planifiée. Peut-être l’intérêt du film se situe-t-il justement dans l’absence de fait historique précis, l’absence de construction nouvelle pour la ville. Car Oliveira filme avant tout la banalité de la vie de Porto : le port, le transport du charbon et du poisson. Par rapport aux autres villes en pleine explosion comme New York ou Berlin, Porto parait bien tranquille en 1931, sachant qu’à cette date, la fête est finie pour l’occident : la crise de 1929 est passée par là. Le « retard » d’Oliveira par rapport aux autre symphonies urbaines, et la relative quiétude de Porto nous invitent à voir le monde des villes sous un autre angle, où le développement n’est ni homogène, ni égalitaire. À Porto, Oliveira montre le conflit entre la modernité nouvelle des automobiles et la ville traditionnelle108 ; entre deux extrêmes, New York et Porto, le contraste est vertigineux.
Reste que, parmi ces symphonies urbaines, À propos de Nice est fortement ancré dans l’histoire de la ville. Le film a été réalisé pendant la période où la Promenade des Anglais a connu d’importants travaux, menant à sa forme définitive. Jean Vigo et Boris Kaufman ont saisi Nice dans un instant particulier de développement touristique et urbain. Les dernières années ont vu la construction de nombreux hôtels de luxe. Comme exemple, citons le Palais de la Méditerranée, construit en 1929109 pour les riches touristes (et visible à 2:51 dans le film). Un casino parmi d’autres, qui font la fortune de la ville. Les réalisateurs n’ont pas eu accès aux salles de jeux110. Mais ils filment avec acuité la vie touristique de Nice, telle qu’elle s’expose sur la Promenade des Anglais. Surtout, ils mettent en contraste cette abondance touristique avec la vie moins reluisante des taudis niçois. Le constat est amer : derrière les jolies façades art déco, le vieux Nice est insalubre, sale et pauvre. La problématique relevée par Jean Vigo n’est pas nouvelle en soi. Mais, à notre connaissance, il est l’un des premiers cinéastes à la montrer clairement dans un documentaire urbain. Dans le cas de Nice, on peut voir un cas d’étude intéressant d’une ville dont l’enrichissement implique des inégalités sociales et spatiales. Ce n’est pas sans rappeler les villes touristiques nouvelles comme Doha ou Dubaï, qui utilisent de nombreux travailleurs immigrés, lesquels sont logés dans des baraquements à l’extérieur des villes. En se positionnant clairement sur de tels enjeux, Jean Vigo s’écarte des symphonies urbaines, qui pêchaient peut-être par leur manque de nuances et de critiques. En cela, À propos de Nice s’approche davantage du documentaire social, tout en utilisant la ville comme matériau d’expérimentation cinématographique.
La ville moderne en critique
La question du bonheur en ville est posée par le film Chronique d’un été (1961) de Jean Rouch et Edgar Morin. Les deux auteurs y interrogent les parisiens sur leur vie quotidienne, tentant par là d’atteindre le « cinéma-vérité » (terme discuté, y compris par les auteurs). Malgré l’orientation sociologique et rarement architecturale du film, cette préoccupation du bonheur traverse les films du corpus des années 60. En termes d’urbanité, cela se répercute clairement au niveau de thèmes forts qui seront ici explorés :
– L’individualisation de la société, et le développement de l’automobile qui accapare l’espace urbain.
– Les grands ensembles et les immeubles construits après-guerre, symboles d’une modernité qui est déjà remise en question (Le Joli Mai, L’Amour existe)
– La destruction des vieux quartiers dits « populaires », insalubres et idéalisés (Le Joli Mai, En construcción) d’un côté, et la persistance des monuments historiques de l’autre (La Seine a rencontré Paris).
– La ségrégation spatiale perdure : entre pauvres et riches, entre groupes ethniques, entre ville et banlieue (L’amour existe, À Valparaiso).
L’un des films présentés ici est largement postérieur aux années 60. C’est que son sujet est lié à la mémoire des lieux qui disparaissent par l’effet du renouvellement urbain. Il s’agit dès lors de qualifier cette transition entre l’ancienne ville et la nouvelle, même si la construction effective peut intervenir bien plus tard.
Par ailleurs, on remarque que Paris est représenté dans trois des cinq films de cette période. Nous avons vu que Paris faisait partie des trois pôles du documentaire de cette époque, avec New York et Montréal, mais ces deux villes sont absentes de cette partie du corpus. Encore une fois, cette lacune n’est pas volontaire. Peut-être ces œuvres sont-elles plus visibles que d’autres dans la littérature francophone, et que d’autres sont restées méconnues. À défaut de pouvoir multiplier nos points de vue sur les villes mondiales, au moins Paris dispose-t-elle de la richesse nécessaire pour aborder quelques thématiques urbaines de l’époque111.
La Seine a rencontré Paris |
Paris |
Joris Ivens |
1957 |
L’amour existe |
Banlieue parisienne |
Maurice Pialat |
1960 |
Le Joli Mai |
Paris |
Chris Marker & Pierre Lhomme |
1962 |
À Valparaiso |
Valparaiso |
Joris Ivens |
1963 |
En construcción |
Barcelone |
Jose Luis Guerin |
2008 |
Au niveau technique, on constate un déplacement de l’image pure des symphonies urbaines, vers l’utilisation variable de la parole de l’habitant pour décrire la ville (ajoutée au montage pour Ivens, synchrone pour Marker). Cela induit à la fois un ajout conséquent de données sensibles et factuelles, mais parfois un manque de présence visuelle de l’architecture également. Pour l’instant, dans une perspective historique, relevons simplement que le son permet aux auteurs de prendre des positions tranchées sur les villes. En particulier, les films réalisés autour des années 60 utilisent abondamment les commentaires en voix off – de grande qualité – pour exprimer leur point de vue. Il en ressort des films bien plus critiques et personnels (et, parfois, démesurément lyriques) que ceux de leurs prédécesseurs. Le son participe donc de la représentation de la ville par le documentaire, notamment en introduisant des formes propres au langage, impossibles avec les images seules. Nous allons voir, entre autres, comment ces nouvelles formes d’expressions propres au documentaire permettent d’aborder la ville autrement.
Si l’on replace les films dans leur contexte historique, nous sommes à nouveau dans une époque de faste et de prospérité, communément appelée les « Trente Glorieuses ». Là où la plupart des auteurs des années 20 en ont profité pour dresser un portrait élogieux de la ville industrielle, ce constat ne tient plus dans les années 60. La société s’individualise, avec comme porte-étendard l’automobile.
« La dictature de l'automobile, produit-pilote de la première phase de l'abondance marchande, s'est inscrite dans le terrain avec la domination de l'autoroute, qui disloque les centres anciens et commande une dispersion toujours plus poussée.112 »
— Guy Debord
L’automobile est à la fois le symptôme de la consommation de masse, et la cause de l’étalement urbain. La première conséquence immédiatement visible, c’est l’engorgement des centres-villes qui s’accentue113 – et qui n’a pas encore trouvé son paroxysme. Les villes répondent tant bien que mal à ce problème, notamment en construisant des infrastructures routières adaptées (tunnels, voies rapides), ou en saturant les boulevards, dont la taille était initialement prévue pour la salubrité et, accessoirement, les défilés militaires114. Forcément, l’impact de la voiture n’est pas le même dans une ville européenne et dans une ville américaine, par exemple. Surtout si ladite ville américaine n’a pas de système de transports publics efficace. Les typologies sont trop différentes pour en faire un résumé, mais retenons que les films documentaires capturent bel et bien la folie automobile de l’époque, en particulier Le Joli Mai et L’amour existe.
Moins visible, l’étalement urbain est l’autre conséquence de l’automobile. Le phénomène n’est pas radicalement nouveau, comme en atteste le texte de Lewis Mumford paru en 1937, « What is a City ». Contrairement à la ville, la banlieue ne crée pas de « drame » selon les mots de Mumford. Maurice Pialat enfonce le clou dans L’amour existe : il ne s’y passe rien. Comme le cinéaste s’intéresse à des villes diverses de la banlieue parisienne, les constats diffèrent largement en fonction des typologies des banlieues. Quand il s’agit d’étalement urbain, on ne peut couper à l’exemple type présenté par Pialat avec ces mots :
« La banlieue grandit pour se morceler en petits terrains. La grande banlieue est la terre élue du petit pavillon. C’est la folie des petitesses : ma petite maison, mon petit jardin, mon petit boulot, ma petite vie bien tranquille. »
— Texte de Maurice Pialat, interprété par Jean-Loup Reynold
Les mots sont durs, mais reflètent la mauvaise image qu’a la banlieue pavillonnaire. Elle est d’ailleurs honnie par les architectes et urbanistes, qui ont n’ont pas vraiment eu leur mot à dire dans ce processus. Il faut dire que, comme le signale Mumford, l’étalement urbain n’a pas donné lieu à des recompositions de nouveaux centres, favorables à une vie urbaine. À la place, la tache d’huile s’est étendue et avec elle, les problèmes de circulation et d’asymétrie criante entre ville et banlieue. Si la banlieue ne fonctionne pas, c’est parce qu’elle n’est pas assez dense, pas équilibrée, et dépourvue d’un système de déplacement indépendant du système principal115.
Mais dans la tourmente, les architectes et urbanistes sont également responsables, à un autre niveau. Les banlieues, en particulier en France après la guerre, ont été le terrain d’expérimentations pour des quartiers et villes nouvelles. Le constat de Guy Debord est cinglant : « pour la première fois une architecture nouvelle [...] se trouve directement destinée aux pauvres.116 » Censées résoudre les problèmes de mal logements, les nouvelles constructions ont au moins le mérite de proposer de nouvelles formes. Vu du XXIème siècle, juger les grands ensembles après tous les problèmes qu’ils ont produits peut paraitre facile. Pourtant, déjà, les critiques émanent des documentaires urbains (Le Joli Mai, L’amour existe). L’architecture moderne des grands ensembles y est décrite comme inhumaine, stérile, sans âme, des « casernes civiles » selon Pialat. Aurait-on pu éviter le pire en écoutant les reproches déjà faits à l’époque ? Car il parait invraisemblable que les documentaristes aient été les seuls à se poser des questions quant à ces nouveaux ensembles. D’ailleurs, Chris Marker et Pierre Lhomme donnent la parole à deux architectes, qui critiquent ouvertement les constructions bon marché et de mauvaise qualité. Leur contre-proposition de « cabanes dans les arbres » n’est pas sans rappeler les utopies de l’époque (en moins radical), comme celle de Constant Nieuwenhuys avec « New Babylon »117.
En soi, le fait que Guy Debord et Chris Marker soient déjà conscients de la « pathologie des grands ensembles » (voix off du Joli Mai) n’est pas étonnant : tous deux étaient des militants, engagés contre le pouvoir et la société de classe118. Selon Guy Debord, loger les prolétaires dans les grands ensembles a permis de les contrôler, alors qu’ils étaient « dangereusement rassemblés » par les « conditions urbaines de production119 ». La ségrégation spatiale suit en effet toujours son cours. Entre ethnies, entre classes. Entre riches et pauvres. Entre centre et périphérie. Mais peut-être que, pour les nouveaux habitants des grands ensembles, loger dans des immeubles neufs pouvait être perçu comme un progrès. Les taudis existaient encore, y compris en banlieue parisienne (L’amour existe et Le Joli Mai en montrent des exemples), suggérant que les grands ensembles apportaient un peu de confort à ceux qui en étaient démunis – malheureusement, ces bidonvilles existent toujours. À Valparaiso la hiérarchie entre pauvres et riches se matérialise par la colline. Plus on est pauvre, plus on vit haut. Les constats de Joris Ivens n’ont cela dit rien de nouveau : à Valparaiso comme à La Paz, cette ségrégation a toujours été, et y est encore – nous y reviendrons plus loin.
Comme nous l’avons souligné, la ville change avec la société. L’industrie des villes occidentales existe toujours, mais va bientôt décliner. Les documentaires urbains sont des témoignages de cette époque désormais révolue (du moins en partie, car de nombreuses usines sont restées). Dans un même temps, les vieux quartiers sont aussi en sursis. Du fait de l’écart temporel entre les deux périodes du documentaire urbain, il est difficile de dire si le thème des habitants délogés est nouveau. Ce qui est sûr, c’est que le son synchrone, apparu autour de 1960, permet d’interroger les habitants comme jamais auparavant. Et de commenter la destruction prochaine. Quand Chris Marker et Pierre Lhomme montrent la rue Mouffetard dans Le Joli Mai, bien réelle sous leurs yeux, ils peuvent y superposer un commentaire au passé, comme si cela avait déjà été détruit. De sorte que le patron du bar de la rue Mouffetard apparait comme un spectre, et même s’il parle au présent on ne peut s’empêcher de penser que sa rue est démolie – que ce soit le cas ou non. Malgré le contexte particulier d’après guerre et de reconstruction, précisons que le renouvellement de la ville est un processus normal. Et il nous parait tout aussi normal de s’attacher à un quartier et son histoire, d’où la nostalgie exprimée par Chris Marker. Quarante ans plus tard, Jose Luis Guerin ne prend pas spécialement parti en filmant la démolition et la construction d’un nouvel immeuble, dans le Barrio Chino à Barcelone. Le quartier n’est plus habité que par des petits vieux, qui affirment eux-mêmes que le quartier était mieux avant. Le documentaire ne peut revenir dans le passé glorieux du quartier (à moins de recourir aux images d’archives) et se contentera donc de dresser le bilan par les habitants eux-mêmes, le processus de construction, et le regard des habitants autour du chantier. Curieusement (ou logiquement, c’est selon), les grands ensembles font l’objet de débats similaires lorsqu’il s’agit de les démolir. Les habitants, considérés comme damnés par les documentaires des années 60, sont quand même attachés à leur lieu de vie120. Et ce, qu’il s’agisse d’un taudis (les habitants de hauteurs à Valparaiso), de grands ensembles, ou d’un quartier autrefois animé de Barcelone ; peut-être le bonheur se trouve-t-il là où l’on habite.
Villes monstres de la mondialisation
Choc pétrolier, catastrophes nucléaires, fin de la guerre froide, libéralisation des marchés, délocalisations, etc. Autant d’événements et processus qui jalonnent la fin de siècle, et le début du XXIème. Le monde change, la ville aussi : désormais, rien ne peut plus se faire sans prendre l’autre en compte, qu’il soit ici ou ailleurs. On assiste aussi bien à des naissances qu’à des morts de villes, et dans tous les cas les transformations sont inévitables, incontrôlées, incontrôlables. Dans un même temps, les villes deviennent génériques et finissent par se ressembler : comment peuvent-elles conserver leurs singularités ? Les thèmes suivant seront ainsi abordés :
– La recomposition des villes par l’immigration, qui génère de nouveaux stigmates et de potentiels changements urbains (Mur murs, Amsterdam Global Village).
– La ville générique : quartiers d’affaires, immeubles et culture occidentale reproduite voire pastichée (critiquée dans Tokyo-Ga, en arrière-plan dans tous les autres films).
– Croissance ou décomposition monstrueuses, destins de villes nouvelles (Disorder) et de villes déchues (Detroit ville sauvage, La Zone Tchernobyl).
Mur murs |
Los Angeles |
Agnès Varda |
1980 |
Tokyo-Ga |
Tokyo |
Wim Wenders |
1985 |
Amsterdam Global Village |
Amsterdam |
Johan van der Keuken |
1996 |
Disorder |
Guangzhou |
Huang Weikai |
2009 |
Detroit, ville sauvage |
Detroit |
Florent Tillon |
2010 |
La Zone, Tchernobyl |
Tchernobyl |
Guillaume Herbaut |
2011 |
Analyser ces films parallèlement, c’est s’intéresser à une sorte d’effet papillon entre des villes, toutes reliées par les réseaux physiques et virtuels. Les usines ferment dans une ville ? Elles ouvrent dans une autre, provoquant ici et là des mouvements massifs de population. Parmi les documentaires de cette dernière période, trois ont été réalisés dans des villes globales, selon la terminologie de Saskia Sassen. Manhatta, en 1924, présentait New York comme une ville monde, soit une ville qui a un fort pouvoir d’attraction « en raison de son passé historique, de son patrimoine, de la spécificité de sa production à une époque donnée ou encore de sa capacité à attirer des flux de touristes.121 » Au cours des décennies suivantes, New York s’est mutée en une ville globale, tout comme Paris, Tokyo, Amsterdam ou Los Angeles122. Une ville globale s’intègre dans des flux d’échanges de capitaux, marchandises et informations mondiaux, en proposant des services spécifiques à ces échanges. À première vue, l’échange virtuel d’informations et de capitaux pourrait changer la configuration des villes, puisque le travail ne doit pas être nécessairement effectué au même endroit. Les technologies d’informations et de communication n’ont pourtant pas tué les villes ; au contraire, les réseaux mondiaux virtuels semblent les avoir renforcées123. Elles appartiennent à un réseau interconnecté de villes (globales ou non), et agglomèrent toujours plus les forces de travail spécialisées124. En ressortent des rapports transnationaux, qui dépassent les frontières et tendent à donner plus de pouvoirs aux villes qu’aux pays.
Mais la ville n’est pas qu’économie mondialisée. Bien que les technologies d’informations et de communications permettent des échanges continus entre les villes, le territoire existe toujours. Les pays régulent et répondent différemment à la mondialisation ; autour des échanges mondialisés, il reste une forte présence d’économie locale, basée à la fois sur des talents hautement valorisés (en finance, par exemple), et des emplois locaux qui font fonctionner l’ensemble (alimentation, transports, santé, propreté, etc.). Entre autres effets bien concrets de la mondialisation, l’immigration joue un rôle important dans les villes globales. Et c’est là que le documentaire urbain entre en jeu. Les films documentaires que nous avons étudiés ne s’intéressent pas vraiment aux causes macroscopiques de la mondialisation. D’un point de vue strictement formel, on voit mal comment ils le pourraient, sans recourir au commentaire en voix off ou au témoignage des principaux intéressés125. Les documentaristes s’attachent bien plus à recueillir la vie des habitants ordinaires, et nous verrons plus loin en quelle mesure. Pour l’instant, notons que les documentaires se sont progressivement délestés du commentaire en voix off. Cela, peut-être, pour se différencier des documentaires moyens et reportages diffusés par la télévision. Ce retour à l’image pure, accompagnée du son direct et de la parole des habitants, caractérise les derniers documentaires que nous étudions. Montrer les effets de la mondialisation par l’immigration est une tendance qui n’est pas propre au documentaire urbain. Les étrangers apportent leur diversité culturelle aux villes, et il n’est plus nécessaire d’aller la chercher en voyageant autour du monde126. Dans Amsterdam Global Village, Johan van der Keuken filme le quartier du Bijlmer, un grand ensemble à l’extérieur de la ville, où vivent plusieurs personnages : un immigré bolivien, sa femme et son fils, ainsi qu’une Ghanéenne. Le Bijlmer est essentiellement habité par des immigrés127, et se trouve très loin du centre-ville. Dans Mur murs, Agnès Varda nous donne un aperçu des ghettos de Los Angeles, habités par des latino-américains, où règnent crime et violence. La ségrégation spatiale entre ethnies semble être une réalité – complexe – dans de nombreuses villes, et nous ne nous risquerons pas à une analyse sociologique ici. Ce que nous souhaitons relever, c’est que les tensions autour des quartiers pauvres où vivent majoritairement des immigrés sont en cours, et qu’elles posent de nombreuses questions à l’urbanisme et aux pouvoirs publics. On aurait tort de penser que les grands ensembles sont responsables de tous les maux. Par contre, les émeutes des banlieues en 2005 nous ont montré que les problèmes sont bien réels, entre un chômage plus élevé qu’ailleurs, la stigmatisation des banlieues et la grande distance avec le centre-ville. Dans un sens plus positif, les étrangers enrichissent les cultures urbaines, avec les peintures murales par exemple, visibles dans Mur murs, un moyen d’expression qui change la perception de l’espace urbain, ou la multitude de magasins et restaurants, représentés dans Amsterdam Global Village. Les quartiers où règne une ambiance urbaine riche grâce aux immigrés, risquent malheureusement d’être victimes de leur succès. La gentrification semble être l’un des sujets majeurs de ces dernières années, et touche la plupart des villes occidentales. Il en est ainsi du Mission District à San Francisco, à forte dominance latino-américaine (pauvre), aujourd’hui prisé par les employés (riches) de la Silicon Valley. Plus qu’un phénomène social, les flux migratoires changent les villes dans leur attractivité, et donc leur potentiel immobilier, architectural et urbanistique. À ce titre, les prochaines décennies seront particulièrement intéressantes à observer, car le phénomène ne fait que s’amplifier.
Si, d’un côté, les cultures étrangères enrichissent la vie urbaine, l’architecture, elle, est devenue générique. Les architectes modernes, en prônant le style international, souhaitaient une architecture qui se débarrasse des traditions pour être plus conceptuelle, plus inventive, et adaptée aux usages128. Malheureusement pour elles, les villes génériques n’ont ni la singularité de l’architecture vernaculaire, ni l’inventivité de l’architecture moderne. Et les villes génériques gagnent du terrain. Selon Rem Koolhaas, elles se trouvent surtout en Asie. L’un des documentaires du corpus lui donne raison : Guangzhou apparait dans Disorder comme une ville sans particularité. Cela n’empêche pas le film de montrer des événements ordinaires, qui deviennent incroyables par la créativité du montage. Seulement, l’environnement bâti ne peut être identifié, et donne à Guangzhou un air de non-lieu. Dans un autre registre, Wim Wenders parcourt Tokyo sur les traces du cinéaste Yasujiro Ozu, mais il ne trouve rien de l’authenticité qu’il percevait dans les films de son idole. Tokyo n’est probablement pas la ville la plus générique. Mais elle tend peut-être vers le générique avec sa Tokyo Tower, copie en rouge et blanc de la tour Eiffel – mais 7,6m plus grande129. Au delà de cet exemple trivial, les documentaires urbains représentent bien l’uniformité des villes. C’est ce que l’on retient de la fin d’En construcción : à la place d’immeubles insalubres mais historiques, on construit des bâtiments sans âme et sans qualité. Rem Koolhaas, dans son texte « Generic City », a d’ailleurs un mot pour Barcelone :
« Parfois, une vieille ville singulière, comme Barcelone, en simplifiant à outrance son identité, devient générique. Elle devient transparente, comme un logo. L’inverse n’arrive jamais... Du moins pas pour l’instant.130 »
— Rem Koolhaas
C’est une conséquence de la mondialisation : la même architecture et la même culture globalisée s’implantent partout. Infrastructures routières, centre commerciaux, patrimoine de pacotille, et partout les mêmes magasins, les mêmes produits et les mêmes expériences. Évidemment, si l’on reste rigoureux, on verra toujours des différences entre cultures. Le risque cependant, c’est qu’elles soient pastichées, utilisées comme faire valoir pour le tourisme de masse. La nostalgie ne semble pas non plus être une réponse appropriée, car elle perpétue un passé sans lui trouver de successeur. La sauvegarde du patrimoine apparait comme une nécessité (bien récente au demeurant), mais se heurte à la question épineuse : que doit-on conserver, et que peut-on démolir ? Les urbanistes et architectes d’aujourd’hui sont confrontés au défi de créer des formes singulières mais en continuité avec l’histoire des lieux. Éviter le générique, tout en évitant le pastiche. Dans tous les cas, si l’on se réfère aux documentaires urbains, les êtres humains semblent s’accommoder de toutes situations pour poursuivre leur existence...
Au point même que certains sont capables de vivre dans la zone interdite autour de la centrale de Tchernobyl, y compris par choix. Villes et villages y sont plus ou moins abandonnés, et plus ou moins radioactifs. Si nous avons choisi d’intégrer La Zone Tchernobyl dans le corpus, c’est pour montrer les nouveaux formats de documentaires (« web-docu » en l’occurrence) et comment ils peuvent potentiellement faire rebondir la forme cinématographique. Le caractère urbain du documentaire peut sembler discutable, tant la ville de Pripiat, vide, et les autres villages sont petits et sans intensité urbaine. Quant au format mixte de clips, diaporama photos et petites séquences montées, il laisse le visiteur libre de mouvement et de pensée ; mais, dans le même temps, il semble noyer la narration dans un ensemble de portraits sans liens entre eux. En l’état, s’il fallait trouver une nouvelle forme au documentaire (urbain), ce web-documentaire nous semble inapproprié. Cela n’empêche pas La Zone Tchernobyl d’être un travail de qualité, avec des images pertinentes. On a ainsi la possibilité de voir à quoi ressemble Pripiat, la ville damnée, confrontée aux images d’archives la présentant comme une paisible cité moderne. Peut-être doit-on retenir de ce web-documentaire l’idée d’une méforme de ville, stoppée dans sa croissance, perdue dans la forêt qui ne poussera plus jamais comme avant.
De l’autre côté du globe terrestre, Detroit subit aussi l’abandon. Le déclin de la ville a commencé dans les années 50 : départ de la population, fermetures d’usines. Detroit est l’exemple même d’une ville occidentale qui n’a pas réussi sa transition vers un modèle post-industriel fonctionnel. Detroit ville sauvage, film de Florent Tillon, montre ce qui reste d’une ville à l’abandon. Les quelques habitants restants tentent de reconstruire sur les ruines, en jardinant ou en démolissant les maisons abandonnées. Que ce soit pour ses usages DIY (Do It Yourself) ou ses paysages urbains apocalyptiques, Detroit fascine. La nature reprend ses droits, les animaux sauvages reviennent (les rapaces, notamment) ; la ville n’est, à proprement parler, plus une ville, mais une jungle de béton. À notre connaissance, Detroit (surnommée Motor City) est un exemple unique d’une ville abandonnée dotée d’un passé industriel glorieux – et une influence culturelle mondiale (label Motown, musique techno). Mais Detroit peut-elle réellement renaitre de ses cendres ? Comme le relève un habitant dans Detroit, ville sauvage, l’autoroute contourne la ville sans la traverser, et ce n’est pas la construction du Renaissance Center qui va changer la donne. Nous l’avons écrit précédemment, les routes rapides ont permis d’étendre l’aire urbaine et de ne pas obliger les habitants à vivre autour d’un centre hypertrophié. Comme conséquence, il n’est plus nécessaire de passer par des bourgs et des villes intermédiaires, qui souffrent d’une désaffectation de gens de passage. L’histoire de Detroit, spectaculaire, est peut-être un exemple parmi d’autres de villes qui ont subi de plein fouet les répercussion du développement automobile. Du côté de la Chine, les villes ne connaissent pas (encore) la désaffection. Disorder répond formellement à la folie monstrueuse de Guangzhou (aussi appelée Canton), avec un flot d’images absurdes capturées par différents auteurs. À des milliers de kilomètres de distance, le contraste est saisissant, entre d’un côté une ville à la croissance délirante, et de l’autre une ville qui se désagrège. Au vu de la croissance démographique sur Terre, et de l’exode rural massif en cours, on imagine que ces phénomènes vont s’amplifier dans les années à venir...
82 PY, Aurélien, Amsterdam Global Village de Johan van der Keuken, Crisnée, Yellow Now, 2006
83 BERTHOMÉ, Jean-Pierre, Jacques Demy et les racines du rêve, Nantes, L’Atalante, 1996, page 330
84 Un film archive de l’INA rend compte de la démolition du pont transbordeur, en 1958. On y voit le démontage du tablier et de la nacelle qui relie les deux bords : http://fresques.ina.fr/ouest-en-memoire/fiche-media/Region00012/demolition-du-pont-transbordeur-de-nantes-muet.html.
85 NINEY, François, Le Documentaire et ses faux semblants, Coll. 50 questions #47, Paris, Klincksieck, 2009, page 68
86 La large diffusion – illégale par ailleurs – de œuvres documentaires sur internet permet aux habitants locaux d’accéder à des films méconnus sur leur propre ville. Cela n’a pas de valeur scientifique, mais il est amusant de constater que des documentaires vieux de 50 ans peuvent être loués pour leur « véracité » par des commentaires d’habitants actuels sur Youtube.
87 CHANDLER, Daniel, « Semiotics for beginners : Introduction », Visual Memory, 2014, http://visual-memory.co.uk/daniel/Documents/S4B/
88 DE LAURETIS, Teresa, Alice doesn’t : feminism, semiotics, cinema, New Haven, Indiana University Press, 1984, page 167
89 POURVALI Bamchade, « L’homme à la caméra de Dziga Vertov », Centre National de Documentation Pédagogique, 2007, http://www.cndp.fr/entrepot/baccalaureat-cinema/lhomme-a-la-camera/
90 Dans Un nouvel art de voir la ville et de faire du cinéma, la présentation de Charles Perraton et François Jost signale que « Après s’être enfermé dans les studios pendant plusieurs décennies, le cinéma regagne d’ailleurs la rue au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. » Cette affirmation est juste, mais nous parait être une conséquence de la difficulté technique et non une raison du désintérêt pour la ville avant les années soixante.
91 Boris Kaufman, frère de Dziga Vertov (pseudonyme de Denis Arkadievitch Kaufman), a été le directeur de la photographie de Jean Vigo sur tous ses films, dont À propos de Nice. Encore une connexion qui semble conforter l’idée de mouvements circonscrits du documentaire, avant son envol réel à la fin du 20ème siècle.
92 GAUTHIER, Guy, Le documentaire, un autre cinéma – Histoire et création, Paris, Armand Colin, 2015
93 Ce terme est impropre, étant donné que la seconde guerre mondiale n’était pas prévue dans les années 20. Il est en revanche notable que la croissance économique de cette époque ait encouragé le documentaire urbain, avant que la guerre et la propagande ne le fassent taire.
94 ALTHABE, Gérard, COMOLLI, Jean-Louis, Regards sur la ville, Coll. Supplémentaires, Paris, Centre Georges Pompidou, 1994, page 18
95 BENJAMIN, Walter, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Paris, Allia, 2012, page 45
96 Philisto, L’économie de guerre et ses conséquences, 2013, http://www.philisto.fr/cours-82-l-economie-de-guerre-et-ses-consequences-1914-1929.html
97 GAUTHIER, Guy, Le documentaire, un autre cinéma – Histoire et création, Paris, Armand Colin, 2015
98 « Ville du monde (car toutes les races s’y trouvent) » Le mot « race » n’avait probablement pas la même connotation péjorative à l’époque, en anglais en particulier. Aujourd’hui, on le remplacerait sans doute par « origines ethniques » ou équivalent. Le terme « race » est toutefois toujours utilisé par le Bureau du recensement aux États-Unis.
99 WOOD, Bret, « Manhatta », TCM, http://www.tcm.com/this-month/article/216327|0/Manhatta.html
100 HUGHES, Robert, American visions : the epic history of art in America, New York, Knopf, 1997
101 GAUTHIER, Guy, Le documentaire, un autre cinéma – Histoire et création, Paris, Armand Colin, 2015
102 DELFANTE, Charles, Grande histoire de la ville. De la Mésopotamie aux États-Unis, Paris, Armand Colin, 1997, page 193
103 Wikipédia, « Démographie de Berlin », 16 février 2016, https://fr.wikipedia.org/wiki/Démographie_de_Berlin
104 GAUTHIER, Guy, Le documentaire, un autre cinéma – Histoire et création, Paris, Armand Colin, 2015
105 DELEUZE, Gilles, L’Image-Mouvement, Paris, Les Éditions de Minuit, 1983, page 59
106 MACDONALD, Scott, « Avant-Doc, Eight Intersections », Film Quarterly, Vol. 64 N°2, hiver 2010, page 51
107 DELFANTE, Charles, Grande histoire de la ville. De la Mésopotamie aux États-Unis, Paris, Armand Colin, 1997, page 208-209
108 COMOLLI, Jean-Louis, Corps et cadre, Lagrasse, Verdier, 2012, page 187
109 Wikipédia, « Palais de la Méditerranée », 1er août 2016, https://fr.wikipedia.org/wiki/Palais_de_la_Méditerranée
110 Du côté de la fiction, on recommande La Baie des anges (1963) de Jacques Demy pour une représentation des casinos de Nice.
111 Paris, selon Saskia Sassen, est à la fois une ville mondiale et une ville globale. Peu de métropoles peuvent être qualifiées des deux à la fois.
112 DEBORD, Guy, La Société du spectacle, Paris, Buchet/Chastel, 1967, thèse 174
113 MUMFORD, Lewis, La cité à travers l’histoire, Marseille, Agone, 2011
114 DELFANTE, Charles, Grande histoire de la ville. De la Mésopotamie aux États-Unis, Paris, Armand Colin, 1997, page 193
115 MUMFORD, Lewis, La cité à travers l’histoire, Marseille, Agone, 2011
116 DEBORD, Guy, La Société du spectacle, Paris, Buchet/Chastel, 1967, thèse 173
117 Résumé très grossièrement : c’est une utopie qui se base sur l’évolution de l’homo sapiens vers l’homo ludens, l’Homme qui joue continuellement, et réinvente sans cesse son environnement bâti, culturel et social. Dans cette utopie, la ville est un magma en déplacement permanent ; les machines s’occupent du nécessaire pour permettre aux êtres humains de rester oisifs.
118 Nous n’avons pas la connaissance nécessaire pour réellement définir l’orientation politique de Chris Marker. Ses films sont cependant remplis d’idéaux révolutionnaires, comme le note l’article d’Ignacio Ramonet « Le fond de l’air est rouge », dans le Monde Diplomatique de Décembre 1977 (titre d’article qui fait référence au film éponyme de Marker).
119 DEBORD, Guy, La Société du spectacle, Paris, Buchet/Chastel, 1967, thèse 172
120 À ce propos, Dominique Cabrera a réalisé le film Chronique d’une banlieue ordinaire (1992). Elle y montre les habitants du Val Fourré à Mantes-la-Jolie dont les immeubles vont être détruits.
121 GHORRA-GOBIN, Cynthia, « Une ville mondiale est-elle forcément une ville globale ? Un questionnement de la géographie française, L'Information géographique 2007/2 (Vol. 71), page 38
122 SASSEN, Saskia, « The Global City : Introducing a Concept », Brown Journal of World Affairs, vol. 11(2), 2004, page 37
123 Précisons que par « virtuel », nous entendons ici que le transport n’est pas physique. Mais il faut bien des antennes, des câbles et des satellites matériels pour transmettre ces données, et des terminaux pour les lire.
124 SASSEN, Saskia, « The Global City : Introducing a Concept », Brown Journal of World Affairs, vol. 11(2), 2004, page 30
125 Comme exemple de documentaire qui explique les rouages financiers on peut mentionner Inside Job de Charles H. Ferguson (2010) à propos de la crise financière de 2008. Ou bien I ♥︎ $, de Johan van der Keuken (1986), qui explore les effets réels de l’économie de marché à Hong Kong, Genève, Amsterdam et New York.
126 GAUTHIER, Guy, Le documentaire, un autre cinéma – Histoire et création, Paris, Armand Colin, 2015
127 ONDERZOEK, INFORMATIE EN STATISTIEK, Gebiedsanalyse 2015 Bijlmer Centrum Stadsdeel Zuidoost, Amsterdam, OIS, 2015
128 On pourrait longuement discuter cet argument. Disons que, pour simplifier, nous prenons le parti des architectes dont l’intention est de concevoir, au mieux, des bâtiments de qualité – ce qui ne marche pas à tous les coups, évidemment.
129 WIKIPÉDIA, « Tour de Tokyo », 3 août 2016, https://fr.wikipedia.org/wiki/Tour_de_Tokyo
130 OMA, KOOLHAAS, Rem, MAU, Bruce, S, M, L, XL, New York, The Monacelli Press, 1995, page 1250
La carte n’est pas le territoire131. Et le documentaire n’est pas une carte. Une image ne saurait décrire une généralité sans l’aide d’un commentaire. Ce dernier n’est pas non plus compétitif avec un texte écrit en terme d’efficacité. Pourtant, quand un cinéaste filme une ville, il montre bien l’espace urbain, à l’aide de fragments : les plans. Représenter une ville implique de montrer de quoi cette ville est constituée, en échappant le plus possible à la généralité, tout en évitant les situations qui seraient perçues comme exceptionnelles. Soit la somme entre, d’une part, ce qui fait qu’une ville est ville, même si c’est un élément quelconque (un immeuble, une usine, une foule), d’autre part ce qui fait que cette ville n’est pas une autre ville, ses singularités donc. C’est là que se trouve la difficulté du documentariste. Jongler entre les éléments vérifiables, factuels, et ceux qui sont plus intimes, moins accessibles au visiteur. Nous avons classé les éléments de définition d’une ville dans un documentaire – et applicables à une cartographie132 – en trois parties : le territoire, les constructions anthropologiques, et la culture. Même si le territoire conditionne énormément les formes urbaines et la culture qui y prend place, ces catégories ne sont pas hermétiques. Au contraire, elles dialoguent et interfèrent les unes avec les autres. Par exemple, le soleil brille à Valparaiso et il pleut à Amsterdam. Ces données sont liées au territoire, mais on construira différemment en fonction du climat (anthropologie), et les habitants auront des activités bien différentes quand le soleil ou la pluie se manifeste (culture). Inversement, les constructions humaines ont fini de couvrir les reliefs de Valparaiso : la forme des collines (territoire) a changé au fur et à mesure des terrassements et excavations. La classification n’est pas rigide, mais elle implique de bien définir ce qu’on appellera une image de territoire, de construction humaine ou de manifestation culturelle.
Territoire : là où se trouve la ville
La géographie
La question de la géographie entre en jeu de manière variable entre les films, puisque cela dépend des particularités intéressantes qu’un réalisateur peut exploiter. Par exemple, la problématique du relief pour Amsterdam est inexistante. Par ailleurs, ses canaux sont logiquement artificiels, même si la ville est au bord d’un fleuve. En ce qui concerne le relief, l’exemple le plus marquant du corpus serait À Valparaiso : la montagne et la mer sont les deux éléments géographiques majeurs dans la ville et le film. Pour représenter ce relief, Joris Ivens a recours à des commentaires, mais les images pourraient se suffire à elles-mêmes. Grâce aux funiculaires, ou aux escaliers, les formes de la ville sont montrées sous la pénibilité qu’elles engendrent. Mais ce sont les survols qui servent le mieux ce descriptif géographique. Joris Ivens y a plusieurs fois recours, au début, de manière introductive, et surtout à la fin, quand le film est passé en couleur (voir la partie sur l’aveu de mise en scène). Les plans aériens suivent les courbes des montagnes, un vol d’oiseaux, avant qu’un montage parallèle avec une « compétition de cerfs-volants » nous fasse comprendre que le point de vue simule celui desdits cerf-volants. Dans une forme plus radicale, les vues aériennes d’À propos de Nice ressemblent davantage à des images cartographiques, où l’axe de la caméra est perpendiculaire à la surface du sol. Pour montrer l’interaction de la ville avec la mer, Jean Vigo entrecoupe ces vues aériennes avec des images de vagues, qui suggèrent la dualité entre la ville construite et son attrait balnéaire.
Si la vue aérienne est le moyen privilégié pour rendre compte de la forme générale de la géographie, comme le liséré de côte dans À propos de Nice, la forme d’un fleuve peut être insinuée, comme l’arrivée dans Paris par la Seine dans La Seine a rencontré Paris ou le montage du début de Douro Faina Fluvial. Ces deux films ont en commun de représenter le rapport d’une ville à son fleuve, dont le tracé n’est a priori pas contrôlé. Le film de Manoel de Oliveira présente le fleuve par des plans matinaux, sans activité humaine, et des travelling arrières qui permettent d’apprécier les vagues produites par le bateau. Comme son nom l’indique, l’histoire de la Seine a rencontré Paris implique aussi cette arrivée dans la ville, par le fleuve, d’abord dans la campagne reculée, puis les rivages s’industrialisent, et on se trouve dans Paris. Ces procédés ne sont pas, en soi, propre au documentaire : un film comme Mort à Venise de Luchino Visconti (1971) commence aussi par une longue introduction dans la baie de la ville. Mais à la différence d’un film de fiction, c’est peut-être l’absence de personnage fixe qui va être intéressante dans un documentaire urbain. La caméra n’a pas besoin d’un visage pour justifier de longues minutes à décrire les formes d’un fleuve ou d’une montagne. Ajoutons à cela la voix d’un narrateur, qui peut ajouter un commentaire descriptif à la scène, comme Ivens ou Marker peuvent le faire.
Le climat
Un documentaire ne saurait se substituer à des statistiques météorologiques, plus lisibles et moins approximatives. Reste que certains films n’auraient pas la même teneur sans l’influence décisive du climat. La Pluie de Joris Ivens est le meilleur exemple dans ce cas, puisqu’il confronte Amsterdam à l’eau. Pour Deleuze, la ville devient alors espace quelconque133 : les surfaces de la ville deviennent de purs miroirs, la ville passe au second plan.
« La Pluie n’est pas une pluie déterminée, concrète, tombée quelque part. Ces impressions visuelles ne sont pas unifiées par des représentations spatiales ou temporelles. Ce qui est épié ici avec la sensibilité la plus délicate, ce n’est pas ce qu’est réellement la pluie, mais la façon dont elle apparait quand [...] la vie d’une grande ville se reflète sur l’asphalte mouillée.134 »
— Béla Balázs
Joris Ivens ne filme que les manifestations de la pluie dans l’environnement urbain. La brise qui annonce la pluie dans les devantures de magasins, les reflets des nuages dans l’eau, puis cette même eau qui ondule avec les premières gouttes. Une grande partie du film est filmée au sol, montrant ainsi les variations de textures de sol et leur réponse à la pluie – et suggérant, comme l’explique Deleuze, que la ville devient espace quelconque. Reste que Pluie est bien tourné à Amsterdam, et quelques indices locaux subsistent : des rues, des ponts, des canaux, des bicyclettes. Surtout, ce que le film parvient à retranscrire le mieux, c’est le reflet de la ville dans la pluie, donnant une image ondulante (et inversée) de la ville néerlandaise.
À l’autre bout du globe, Valparaiso jouit d’une météo clémente. Le commentaire de Chris Marker raconte : « Avec le soleil la misère n’a plus l’air d’être la misère, les ascenseurs n’ont plus l’air d’être des ascenseurs. Tel est le mensonge de Valparaiso, son mensonge c’est le soleil, sa vérité c’est la mer. » On retrouve là l’intérêt du son et du commentaire, permettant de mettre en lumière des aspects que l’image seule auraient rendu avec difficulté. En l’occurrence, les images seules peinent à rendre compte de la pauvreté heureuse, car les images sont essentiellement celles du bâti, et de deux bourgeoises paradant dans la rue. La réponse en images vient plus tard, au bout de douze minutes, quand la phrase « à quel prix le bonheur ? » retentit, telle une sentence. S’enchainent alors des images sur les habitants des hauteurs, les plus pauvres, qui profitent des rayons du soleil pour paraitre à leur fenêtre, un cadre dans le cadre. Une femme câline son bébé, une autre étend son linge. La musique, pleine de trémolos, tend à rendre cette séquence mélancolique, alors qu’elle est filmée avec tendresse et bienveillance. Cela étant dit, on peut comprendre cette tristesse à ce moment du film : l’enjeu est de montrer que, malgré le soleil, vivre à Valparaiso n’est pas facile, notamment à cause de la montagne, et la hiérarchie sociale qui en découle.
Anthropologie : ce dont la ville est faite
Ressources, production et consommation
Dans un documentaire sur une ville, peut-on passer à côté de ses nécessités vitales ? Nourriture, eau, énergie : la ville a un appétit d’ogre. D’une manière ou d’une autre, tous les documentaires traitent de ces questions, et même s’en servent pour produire des images. Ainsi, nous avons déjà évoqué les symphonies urbaines et leur fascination pour les machines et les usines. Walter Ruttmann met en valeur l’autonomie des machines, qui tournent et produisent sans l’aide apparente des hommes. Et à la fin, les machines produisent du lait et du pain, que des êtres humains vont consommer. Décrire la consommation d’une ville par des images est nécessairement partiel. Pour plus « d’exhaustivité », Chris Marker et Pierre Lhomme se servent du commentaire, joué par Yves Montand, pour faire un inventaire à la Prévert de ce que consomme Paris en un mois. À teneur humoristique, la liste donne le tournis, avec des statistiques précises (« 918 000 hectolitres de vin » ou encore « 55 000m3 d’essence ») et superflues. D’ailleurs le niveau sonore du commentaire est progressivement baissé, pour ne laisser place qu’aux images et à un morceau de jazz entrainant. Durant l’inventaire et le morceau de jazz, on peut voir des plans en accéléré sur la circulation urbaine : sur l’arc de Triomphe ; un boulevard ; une rue animée par un marché ; une gare de Paris, où vont et viennent les trains. Les images et le son sont complémentaires. D’un côté, l’énumération de la consommation mensuelle de la ville ; de l’autre, la multitude qui consomme ces ressources, l’effet accéléré donnant l’impression de vivre, en quelques poignées de secondes, un mois entier dans la capitale française.
Plus lent, le mode de production de nourriture à Valparaiso et Porto (Douro Faina Fluvial) se base sur la pêche. Oliveira montre le trajet complet du poisson, du bateau de pêche et ses seaux d’eau glacée, puis le poisson séché que les femmes transportent sur leur tête. Le montage accélère le processus, du poisson fraichement pêché au produit fini et conservé. Joris Ivens ne montre pas cette chaîne de production, et se contente d’un âne qui porte des caisses de poisson, à un rythme plus lent que les travailleurs d’Oliveira. Mais sur la consommation, À Valparaiso sait se faire très critique quant à la viande chevaline, qui condamne les chevaux de courses retraités à travailler sur les montagnes, puis mourir à l’abattoir. À la boucherie chevaline, le filmage d’Ivens insiste sur une frise cynique représentant des chevaux souriants et anthropomorphiques. Mur murs semble faire écho à cette frise avec un mural monumental peint sur les murs d’un abattoir à cochons, représentant plus de 2 000 cochons bienheureux dans leurs champs. Par des séries de montages parallèles pour Ivens (avec les chevaux qui triment), et le commentaire acerbe pour Agnès Varda (avec imitation du cri du cochon et musique ironique), les méfaits de l’industrie de la viande et son cynisme pictural sont pointés du doigt.
Les moyens de locomotion
Comment se déplace-t-on dans une ville ? Souvent sans visage, sans chauffeur identifié, les moyens de transports mécanisés tiennent une place importante dans les films étudiés. Amsterdam Global Village en montre un large panel, de la voiture au train en passant par le bateau. À Valparaiso nous montre, de manière plus insolite, comment on monte et descend dans une ville-montagne. Il y a d’abord les escaliers, montés avec difficulté par un unijambiste (exemple extrême) et descendus avec allégresse par les enfants sur les rampes. Un plan remarquable du film montre une série d’escaliers qui ressemblent à une gravure d’Escher. Et le filmage rend clairement compte de la pénible ascension des collines de Valparaiso. Pour aider les habitants, il y a bien les ascensores (funiculaires), typiques dans cette ville, machines qui montent et qui descendent. En vérité, la structure du film reprend le leitmotiv répété par Chris Marker, « en haut, en bas, en haut, en haut ». Le film monte, descend, remonte, oscille ainsi pour reprendre le trajet des habitants, lentement avec une vieille dame, rapidement avec un ascensor.
Mais ce sont les symphonies urbaines qui donnent la plus large place au transport. On arrive ainsi dans le Berlin symphonique par un train s’arrêtant en gare, montrant clairement l’écriteau de la station. Autour de huit minutes de film, les locomotives sortent par une série de portes et de rails parallèles. Une locomotive s’avance vers la caméra, et s’arrête devant. Très formellement mise en scène (symétrie, parallélisme, répétition), cette séquence annonce celle des moyens de transports, autour de 35 minutes, qui utilise les wagons, les rails, les ponts en acier comme des lignes de construction de l’image. Un peu avant, des décollages d’avions permettent de montrer la ville vue du ciel, faisant ainsi le lien entre l’image et le moyen de déplacement, quand Jean Vigo préfère un montage parallèle. Les moyens de locomotion permettent de mettre en exergue les questions de vitesse et de distance. C’est ainsi que commence la film périphérique de Maurice Pialat, L’amour existe, par le trajet quotidien des habitants de banlieue. Les foules dans le métro, les embouteillages, le travelling en train qui montre les façades d’immeubles en brique. Et puis, soudainement, on est projeté de l’autre côté du mur, dans un salon silencieux. Par la fenêtre passe le train que la caméra venait de prendre. Grâce au montage, Maurice Pialat opère un saut dans l’espace qui mélange habilement les images d’illustration et la mise en scène. Dans le salon, la caméra s’avance vers la fenêtre, et la voix off démarre. Le voyage en train nous projette littéralement dans le vif du sujet, produisant à la fois un effet de distance et une entrée en matière fort à propos.
Éléments remarquables
Jusqu’ici, nous avons évoqué des éléments qui sont souvent communs à de nombreuses villes : usines, ports, berges, collines etc. Visuellement, ceux-ci ne permettent pas forcément d’identifier une ville à coup sûr. En revanche, les éléments remarquables d’une ville sont fort utiles dans un film pour faire comprendre au spectateur dans quel lieu il est transporté. Ils ne sont pas indispensables – une parole ou un titre peuvent suffire – et il arrive même qu’une ville n’en ait pas. L’inconscient collectif est en revanche rempli d’images propres aux villes du monde, que l’on pense à la tour Eiffel ou à la tour de Tokyo, présentes dans les films sur la capitale française et japonaise, respectivement. Pourtant, on distingue aisément les deux par leur forme et leur couleur. Dans une ville comme Paris, les symboles sont nombreux et parleront au plus grand nombre. Dans une ville comme Los Angeles, cela pourrait être plus diffus : il faut plus d’un plan pour faire comprendre qu’on se trouve à Venice Beach. Souvent d’ailleurs, le lieu est annoncé visuellement, puis expliqué lorsque nécessaire – c’est le cas de la tour de Tokyo pour Wenders ou de Venice Beach chez Varda. Contrairement à un film de fiction en revanche, on remarquera que dans notre corpus, les éléments remarquables ne sont pas mis en valeur comme premier regard sur la ville. Ils font partie d’un tout, comme points de référence auquel on peut se raccrocher pour saisir la singularité d’une ville, mais pas comme preuve ou comme faire-valoir du lieu filmé. Par exemple, Walter Ruttmann n’affirme jamais où il se trouve. Les symboles, pourtant nombreux, ne sont pas non plus mis au premier plan : la tour de radio reste en arrière plan, le bâtiment principal du Circuit AVUS est tronqué. Quant à Ivens, il opère un travelling sur l’eau pour filmer les quais de la Seine et leurs bâtiments mythiques (Notre-Dame, la Tour Eiffel, Grand Palais) de nuit, comme dans un rêve. Cette vision amorce la fin du film, qui se termine sur l’ouverture d’une écluse sur la sortie de Paris par la Seine. Les monuments servent alors de figures permanentes, immuables, mais endormis pendant la nuit, tandis que l’ouverture de l’écluse annonce le jour, et un nouveau départ de l’autre côté de Paris.
Cadre bâti
La ville est essentiellement composée de bâtiments anonymes, qui abritent des fonctions indispensables comme des logements et/ou des commerces. Ces éléments sont en arrière-plan des scènes de rues, et ne jouent pas nécessairement le premier rôle. Parmi tous les films du corpus, Manhatta présente probablement le catalogue d’architecture le plus singulier. L’originalité du film tient au fait que les gratte-ciels servent à la fois de décor et de point de vue. La caméra peut alors s’élever au-dessus des rues, et utiliser les caractéristiques de hauteur propres aux bâtiments de New York. La forme urbaine produit ainsi de la forme filmée, ce qui se ressent dans la manière d’aborder la rue, toujours en surplomb et jamais en immersion.
Les immeubles de New York sont imposants, et l’on pourrait dire qu’ils se mettent facilement en scène. Mais peut-on dire réellement que le bâti est montré lorsqu’il est en arrière-plan ? Cela pose la question de l’intention du cadreur : s’il ne filme pas intentionnellement un bâtiment, c’est que le bâtiment a moins d’importance. Il est donc intéressant de relever les stratagèmes des réalisateurs pour nous parler d’architecture. Pour Varda, cela consiste à observer les singularités des murals. Il est vrai que l’architecture se trouve alors au second plan, voire une couche de peinture en dessous. Malgré tout, les murs peints permettent de composer des images de rues ordinaires, mettant en relation les éléments bâtis les uns avec les autres, et en dialogue avec les peintures murales. À noter aussi que l’extraordinaire inventaire de murals tend à les banaliser, rendant justice aux bâtiments et quartiers couverts. Agnès Varda s’applique aussi à montrer les artistes à l’œuvre, révélant ainsi la différence entre le mur nu, puis couvert. Le film de Jose Luis Guerin, En construcción, est entièrement consacré au processus de construction. Le cadre principal de l’action est justement une parcelle en particulier, de la destruction du vieux bâti à la vente des nouveaux logements. Ce qui est intéressant, c’est que le cinéaste utilise tous les points de vue à sa disposition pour montrer la construction en cours, mais aussi le regard des habitants. Le vis-à-vis entre le bâtiment existant et le nouveau lui permet une grande variété de points de vue : regard de la voisine à sa fenêtre ; interaction entre un bébé au balcon et un ouvrier de chantier ; surplomb des habitants qui dissertent de la fouille archéologique qui a lieu sur le site. Le réalisateur construit ainsi un réseau de regards sur un bâtiment sans particularité, le mettant au centre de l’attention du film et des habitants. En conséquence, le spectateur peut avoir une impression assez nette du plan du bâtiment à mesure qu’il s’élève, mais aussi des rues qui l’entourent.
L’approche de Jean Vigo avec l’architecture est plus expérimentale. Quelques plans efficaces lui suffisent pour évoquer à la fois les différences architecturales et sociales entre les façades de bord de mer et les taudis. Tout d’abord, il se sert des lignes architecturales art déco, transformant une colonne en un motif abstrait. Puis le mouvement de sa caméra rebondit sur les formes arrondies et blanches des arcades du bâtiment. La lumière éblouissante et les rondeurs contrastent avec les plans suivant, qui montrent le peu de ciel qui parait entre les bâtiments des taudis. Les bâtiments y sont noirs, et les ruelles sont étroites, formant une croix : l’architecture redevient abstraction. Avec des lignes, des axes de cadrage et le contraste entre noir et blanc, Jean Vigo signe là une séquence à la fois ludique et critique sur le bâti niçois.
Peut-on filmer une ville sans présence humaine ?
Il n’est pas rare de trouver dans les documentaires urbains des plans de la ville sans habitants. Ainsi les plans tragiques de Marker parmi les immeubles neufs (Le Joli Mai), ou les travellings de van der Keuken dans les rues encore endormies d’Amsterdam (Amsterdam Global Village). Ce qu’ont en commun ces plans, c’est le mouvement de la prise de vue. Mais lorsque le plan est fixe, qu’y a-t-il à voir dans la scène ? Pour Walter Benjamin, la présence du visage, notamment dans le portrait, peut permettre à la photographie de conserver son aura, soit sa valeur cultuelle. Mais avec une scène vide, c’est la valeur d’exposition qui prend tout son sens. Il évoque le travail d’Eugène Atget, qui a photographié Paris, ses devantures, ses petits métiers et ce souvent avec une absence notoire d’humains. Le geste d’Atget est politique : il montre le Paris de 1900 qui s’évanouit sous la modernisation. Le spectateur est probablement décontenancé par l’absence de visage auquel se raccrocher. Et justement, c’est cette absence qui rend ces photographies si puissantes par ce qu’elles évoquent. Par l’absence, le spectateur construit le récit, en observant les formes pour ce qu’elles sont et non pour ce qu’elles contiennent.
Chris Marker utilise d’ailleurs ce ressort émotionnel à l’aide de la voix-off, en mettant en contraste la vie palpitante de la rue Mouffetard, et les bâtiments modernes sans âme :
« Même si les névroses de la solitude à mille fenêtres, même si ce que l’on a dû baptiser « la pathologie des grands ensembles » n’arrivent pas à nous faire regretter les taudis originels, on sait du moins qu’ici, il y avait place pour le bonheur. Et là... on ne sait pas. »
Quand la dernière phrase retentit, on voit une rue aux bâtiments neufs. Quelques passants encore, et une voiture qui suit le travelling arrière. Mais le plan suivant est extrêmement violent, car il montre un de ces immeubles aux « mille fenêtres », accompagné d’une mélodie triste. Comme chez Atget, le parti pris ici est politique, et nous fait même ressentir des émotions par l’absence. Contrairement à ceux du Joli Mai, les plans vides d’Amsterdam Global Village sont silencieux, et autonomes. On y reviendra plus amplement dans la deuxième partie. Pour l’instant, on considérera d’abord que l’absence dans un documentaire invitera probablement le spectateur à se demander pourquoi ce lieu est vide.
« La ville-désert, la ville absente d’elle-même, ne cessera pas de hanter le cinéma, comme si elle détenait un secret. Le secret, c’est un nouveau sens encore de la notion d’intervalle : celle-ci désigne maintenant le point où le mouvement s’arrête, et, s’arrêtant, va pouvoir s’accélérer, se ralentir...135 »
— Gilles Deleuze
Ainsi, Walter Ruttmann filme les rues vides au début du film. Avant que la ville ne s’éveille, il y a les formes ordinaires, les vieux quartiers puis des bâtiments modernes ; le cinéaste opère un répertoire de formes. Le bâti prend ici tout son sens avec les enseignes à la peinture des magasins (« Bäckerei », « Kartoffeln ») ; l’absence de passant permet d’apprécier au mieux ces surfaces construites. Mais ce vide n’est tangible qu’en fonction de la vie qui s’anime, avec l’ouverture des portes sur les locomotives. Le documentaire prend alors tout son sens, permettant à la fois de montrer le vide, pour le remplir progressivement, là où des photographies restent muettes (ce qui fait également leur qualité).
Culture urbaine : du typique à l’infra-ordinaire
Cultures typiques
Comme nous l’explique Mumford, la forme physique d’une ville ne suffit pas pour la décrire. Que serait une ville sans les êtres humains qui l’habitent ? Probablement, comme nous le montre La Zone, Tchernobyl à Pripiat, plus grand chose à part des bâtiments abandonnés et de la végétation qui reprend ses droits. En supposant que deux villes aient la même forme (les plans quadrillés s’approchent de cette idée), il y aurait quand même des différences de cultures évidentes. Les pratiques culturelles relevées par les films documentaires sont nombreuses, si nombreuses qu’il serait pénible de les énumérer, puis de les lire. Pour cette raison, nous nous contenterons de quelques exemples de cultures typiques, qui ne sauraient être exhaustifs. Ces exemples sont « typiques » parce qu’ils sont vérifiables par un visiteur, et seraient probablement cités par un documentaire télévisé standard. Il peut s’agir de traditions culinaires, d’activités de travail ou de loisir. Le climat, la temporalité (jour/nuit, mois, année), l’âge et la classe sociale agiront comme variables à ces pratiques. Le point commun sera qu’au niveau formel, un personnage sera dans le cadre. Comme exemples, on pourrait évoquer la détente sur les berges de la Seine, filmées par Ivens à distance, depuis le fleuve ; la combinaison saugrenue d’activités sur Venice Beach (roller, drogue, tourisme, drague), montées avec un effet clip sur fond de musique funk par Agnès Varda ; les fascinants Takenoko-zoku, danseurs énigmatiques dans les rues de Tokyo136 ; les montées et descentes d’escalier ubuesques à Valparaiso ; etc. Ces activités sont facilement vérifiables lors d’une visite dans ces villes : elles sont à la fois singulières, accessibles et persistantes dans le temps.
Drame urbain
Si nous reprenons la définition de la ville par Mumford, elle évoque l’idée du drame urbain, soit les conflits inhérents à la vie en société. Montrer le drame urbain dans un documentaire, ce serait soit accepter d’attendre qu’il se passe quelque chose, au risque qu’il ne se passe rien, ou de provoquer les événements. Manoel de Oliveira fait le second choix, avec la scène du jeune homme à la charrue. Un avion passe dans le ciel, et l’un des rares automobilistes de Porto regarde en l’air. Il néglige de mettre son frein, et la voiture percute accidentellement une charrue, faisant fuir les bovidés et leur attelage. Mais le jeune propriétaire des bœufs ne parvient pas à arrêter les animaux, et se fait poursuivre, jusqu’à tomber et passer sous la charrue. Une femme crie, tout le monde s’arrête de travailler pour entourer le jeune paysan. Ce dernier reprend ses esprits, et il rejoint ses bœufs pour les embrasser : plus de peur que de mal. Les ouvriers du port reprennent leur activité. À la course du jeune paysan s’entremêlent des plans sur des vagues, des sifflets de train, des chutes d’objets. Oliveira construit le drame avec la complicité des habitants, mais aussi en accumulant les effets d’images illustratives. Pour lui, c’est l’occasion de montrer le conflit entre la modernité des véhicules motorisés et la vie paysanne traditionnelle.
Si la séquence d’Oliveira est peu crédible (les multiples gros plans et contre-champs le prouvent), l’intégralité de Disorder est de l’ordre de l’invraisemblable. Le film est un objet inclassable, et pourtant il arrive à traiter de la vie urbaine de Guangzhou. Composé de fragments captés par de multiples opérateurs, puis monté par Huang Weikai, le film défie le rationnel. Les éléments disparates sont assemblés pour créer du faux sens, une accumulation de détails morbides qui font de Guangzhou une ville frénétique, accidentée, malade. Entre autres épisodes étranges : un bébé abandonné dans une décharge ; un homme hébété, torse nu, qui marche entre les voitures sur l’autoroute ; des porcs bloquant un axe routier, qu’une équipe de policiers ne parvient pas à récupérer ; un pêcheur à l’improviste dans un quartier inondé ; un conflit entre une femme arrêtée et les policiers, conduisant à une émeute ; un magasin fouillé par la police pour insalubrité ; etc. Toutes ces séquences s’entremêlent, par le son d’abord, qui provoque d’étranges superpositions. Par le montage ensuite, qui crée des associations d’idées là où il n’y en a pas. Disorder est un film hypertrophié, qui suggère que la ville qu’il représente l’est aussi.
L’infra-ordinaire, l’atout du documentaire
Le documentaire est une manière de pénétrer l’ordinaire des choses, la banalité de la vie quotidienne, là où d’autres médiums cherchent le sensationnel (le reportage télévisé, par exemple). Presque paradoxalement, un exemple de sensationnalisme journalistique donne raison à Perec, pourfendeur de l’infra-ordinaire (nous allons y revenir) : en 2013, de nombreux journalistes se précipitent dans des villes nouvelles chinoises, apparemment sans habitants – où il ne se passerait donc « rien ». On pourrait croire qu’un tel sujet permettrait justement de relever ce que signifie vivre dans une ville « vide ». Pourtant c’est tout l’inverse que propose un reportage télévisé à Zhengdong, nouveau quartier de Zhengzhou137. Images spectaculaires de badauds marchant sur des quatre voies ; de centre commerciaux aux fausses enseignes américaines ; d’immeubles sans habitants, dont les fenêtres ne s’éclairent pas la nuit. Le présentateur nous explique que le ralentissement économique a empêché le remplissage normal de la ville. Mais en se donnant un peu de peine, on découvre vite que la ville est neuve, et qu’elle se remplit progressivement. Après trois ans, on apprend même que la ville en question est bel et bien habitée (240000 habitants, tout de même). Observer un phénomène urbain tel que la construction d’une ville nouvelle et son peuplement (planifié par les autorités) requiert une patience que les journalistes ont rarement la chance de déployer. Plus grave, un journaliste, Wade Shepard, muni d’un appareil photo et d’un blog, a fait sa contre-enquête et nous parle de ceux qui vivent à Zhengdong, peu de temps après la réalisation du reportage américain138. Le blogueur se rend dans un centre commercial, et montre le reportage à trois serveuses. « Mais nous sommes ici ! » s’écrie l’une d’elles, en constatant avec stupeur que les journalistes filment leur lieu de travail vide. La question n’est pas de savoir si les villes fantômes existent ou non. Mais il s’agit de savoir comment on peut traiter un sujet complexe sans tomber dans les images outrancières – et mensongères – vendues par la télévision. Le contre-reportage de Wade Shepard ne devrait pas être pris pour argent comptant – en particulier parce que l’auteur semble être un expert unique du sujet des « villes fantômes » chinoises. Mais au contraire des journalistes de télévision, qui utilisent Zhengdong comme l’exemple-type d’une bulle immobilière, il avance des raisons qui expliquent pourquoi quarante millions de logements sont vacants en Chine139. Loin des vérités toutes faites des médias occidentaux, la problématique des « villes fantômes » en Chine est bien réelle, et malheureusement aucun des reportages standards ne nous offre une vision sensible des lieux. On a, à la place, des interviews expédiées, et des plans standards de reportage : panoramique et travelling pour France 2, zoom depuis une tour pour CBS. Le fond, lui, reste le même, qu’il s’agisse de deux minutes pour l’un ou douze pour l’autre.
Ces exemples de reportages sont significatifs : on ne s’improvise pas documentariste. Une caméra et quelques canons du journalisme ne suffisent pas pour atteindre la qualité d’un documentaire. En fait, le documentaire s’oppose diamétralement au reportage de par sa démarche. Quand le reportage s’éloigne de l’objectivité en prétendant le contraire, le documentaire s’approche de l’objectivité avec sa sincérité140. On a brièvement évoqué Georges Perec concernant l’infra-ordinaire, qu’il décrit avec brio dans « Approches de quoi »141. C’est probablement le contact avec l’infra-ordinaire qui fait toute la différence entre un bon et un mauvais documentaire. Qu’est-ce que l’infra-ordinaire ? Perec l’oppose à l’extraordinaire médiatique, qui ne s’intéresse qu’au sensationnel, à l’accident, à l’exceptionnel.
« Il faut qu’il y ait derrière l’événement un scandale, une fissure, un danger, comme si la vie ne devait se révéler qu’à travers le spectaculaire, comme si le parlant, le significatif était toujours anormal : cataclysmes naturels ou bouleversements historiques, conflits sociaux, scandales politiques... »
La solution à ce constat violent, ce serait cet ordinaire, l’habituel, ce qu’on ne remarque plus. Perec conclut ainsi son texte :
« Mais où est-elle, notre vie ? Où est notre corps ? Où est notre espace ? Comment parler de ces « choses communes », comment les traquer plutôt, comment les débusquer, les arracher à la gangue dans laquelle elles restent engluées, comment leur donner un sens, une langue : qu'elles parlent enfin de ce qui est, de ce que nous sommes. Peut-être s'agit-il de fonder enfin notre propre anthropologie, qui parlera de nous, qui ira chercher en nous ce que avons si longtemps pillé chez les autres. Non plus l'exotique, mais l’endotique. »
En lisant Perec, on ne sait pas s’il y a une recette magique pour révéler l’infra-ordinaire. Mais pour parler de la vie des villes, la vraie, les documentaristes sont probablement parmi les mieux placés. Rappelons que le documentariste mettra en scène ces événements ordinaires (ou non-événements ?), ne serait-ce que par sa présence. C’est là que réside tout l’art de filmer cet infra-ordinaire : le faire ressentir comme authentique au spectateur. Parce que le spectateur est mis en confiance par le contrat du documentaire, ce qu’il va voir s’est réellement passé, dans cet endroit, à un moment donné. Plus qu’au travers des cultures typiques évoquées précédemment, c’est là que le documentaire atteint sa réelle essence. De nouveau, les films du corpus sont riches d’exemples : l’attente d’un sandwich dans un restaurant rapide à Amsterdam ; l’heure de la pause à Porto ; une femme qui étend son linge à Nice ; une partie de football sur la pente à Valparaiso ; etc.
131 KORZYBSKI, Alfred, Science and Sanity: An Introduction to Non-Aristotelian Systems and General Semantics, Lancaster, Science Press, 1933, cité par CHANDLER, Daniel, « Semiotics for beginners : Modality of representation », Visual Memory, 2014, http://visual-memory.co.uk/daniel/Documents/S4B/sem02a.html
132 Cette classification tripartite s’inspire du travail de l’option de projet « Singularités des territoires », encadrée par Tewfik Hammoudi à l’ENSA Nantes. Nous avons change le mot « physique » en « territoire », mais l’idée reste la même. Le modèle nous semble pouvoir décrire avec exhaustivité le monde réel, notamment à l’aide de cartes.
133 DELEUZE, Gilles, L’Image-Mouvement, Paris, Les Éditions de Minuit, 1983, page 156
134 BALÁZS, Béla, L’Esprit du cinéma, Paris, Payot, 1977, page 205, cité par Gilles Deleuze
135 DELEUZE, Gilles, L’Image-Mouvement, Paris, Les Éditions de Minuit, 1983, page 120
136 Dans Sans soleil, Chris Marker montre ces mêmes Takenoko à la même période que Wenders. Ce dernier rencontre d’ailleurs Chris Marker dans Tokyo Ga, et regrette qu’il soit trop étranger à la ville pour en relever les détails les plus intimes.
137 Le reportage de Martine Laroche-Joubert a été diffusé le 12 août 2013 au journal de 20h de France 2, présenté par Julian Bugier. http://www.francetvinfo.fr/chine-zhengzhou-la-ville-fantome_389231.html
138 Reportage de Lesley Stahl, diffusé sur CBS News le 3 mars 2013, dans l’émission 60 minutes. http://www.cbsnews.com/videos/chinas-real-estate-bubble-4/ Comme le reportage de France 2, il est accessible (illégalement) sur Youtube.
139 SHEPARD, Wade, « "Enough empty floor space to cover Madrid": so why are China's ghost cities still unoccupied? », Citymetric (http://www.citymetric.com/skylines/enough-empty-floor-space-cover-madrid-so-why-are-chinas-ghost-cities-still-unoccupied-1180)
140 NINEY, François, Le Documentaire et ses faux semblants, Coll. 50 questions #47, Paris, Klincksieck, 2009, page 122
141 Perec, Georges, « Approches de quoi », in L’infra-ordinaire, Paris, Seuil, 1989
Le documentaire a une manière particulière de représenter la ville, qui suggère une impression forte de réalité, malgré la part importante de mise en scène dans certains films. Mais est-on bien sûr que ce qu’on voit est effectivement « vrai » ? On l’a vu, poser cette question n’est guère pertinent. Une ville représentée n’est pas la ville en question, tout comme la pipe représentée dans La Trahison des images par Magritte « n’est pas une pipe ». La ville, quel que soit son réalisme apparent dans un documentaire, n’est pas la ville originale et ne saurait se substituer à elle. Elle n’est, après tout, qu’une représentation142. Les bons films documentaires, malgré les apparences, donnent justement les clés pour comprendre que ce qu’ils montrent ne doit pas être interprété littéralement. Il en découle un processus en quatre étape, qui nous mènera jusqu’à la possibilité que la ville montrée ne soit pas celle qu’on croit.
La présence du cadreur dans la scène
La question de la présence physique du preneur de vue est un point important qui découle éminemment de cette question. Dans un documentaire comme en fiction, on appellera ce procédé « caméra-œil » lorsque la caméra exprime le point de vue de celui qui filme143. Mais là où il sera utilisé avec parcimonie dans la fiction, pour son effet voyeur (d’où le film Peeping Tom, Michael Powell, 1960), le documentariste peut au contraire l’utiliser librement pour montrer sa présence au spectateur. Quand la caméra du Joli Mai passe à travers la foule du palais de la Bourse à Paris, nous, spectateurs, faisons partie intégrante de la scène. Le plan est physique, on est bousculé. De même, on peut relever la scène qui précède ce bain de foule. Quand Chris Marker interviewe deux jeunes commis à la sortie de la Bourse, il est interrompu par un homme plus âgé, qui décale automatiquement l’attention du cadreur après avoir protesté contre l’interview des deux mineurs. Ici, tous les personnages de l’action ne sont pas au courant de la présence de l’équipe de tournage, et interrogent sa place. Le commis réagit, rétorque « Ça me plaît de répondre, moi. C’est tout. Je cherche pas plus loin. Et alors ! De quoi qui se mêle lui ? » [sic] Le conflit de qui aura l’honneur de la caméra peut commencer, et le cadreur décide. Cette présence physique est rendue nécessaire par Chris Marker, intervieweur parfois provocateur. On ne discutera pas la pertinence sociologique de cette séquence, mais plutôt le fait que la forme documentaire permet une grande liberté dans la prise de vue, qui va laisser place à l’improvisation, tout en restant crédible pour le spectateur. Ici, pas de diégèse fictive à préserver. Au montage, Chris Marker conserve cette incartade, ainsi que le clap de la nouvelle prise de vue. De la même manière, Agnès Varda n’hésite pas à montrer l’équipe de tournage installée autour d’un témoin qui pose devant un mur, comme pour rappeler qu’une telle scène ne peut être spontanée.
Johan van der Keuken va encore plus loin en affirmant qu’il ne « documente rien d'autre que [sa] propre personne », soit sa présence corporelle dans l’espace filmé144. Pour que le spectateur puisse se concentrer sur l’action, dans la fiction on aurait plutôt tendance à faire oublier la présence de la caméra, éventuellement rappelée par un regard caméra. Ce ne sera pas débattu ici, mais pour résumer, le regard caméra brise la diégèse car il révèle la présence de la caméra, observateur normalement invisible. Dès lors, cette pratique est par défaut proscrite, ou utilisée avec parcimonie à cause de la puissance de son effet. On reviendra sur cette question ultérieurement, en expliquant comment Johan van der Keuken rappelle au spectateur que ce qu’il montre n’est que son point de vue. Ce qu’on retiendra pour l’instant, c’est que la présence physique d’un documentariste confronte le spectateur à une réalité qu’il ne pourrait approcher par lui-même, et que ce qu’il voit est sciemment mis en place au moment du tournage.
La déconstruction du documentaire
Qu’il soit documentaire ou non, le cinéma a le pouvoir de faire participer le spectateur de manière intensive : contrairement à un livre, ce qui le compose n’est pas maitrisé entièrement par son auteur145. Ainsi, le pouvoir d’interprétation est un corollaire de la forte modalité du médium : puisque l’image dispose de plus d’informations, le spectateur a d’autant de pouvoir à décider ce qu’il veut y voir, ou non. Pour autant, au fil de la construction du cinéma, des réflexes de mise en scène et de montages se sont imposés. Là où les grands auteurs de cinéma ont créé des formes pour s’exprimer différemment (comme le montre Deleuze dans L’Image-Mouvement), de nombreux auteurs de cinéma répètent des formes éprouvées et sans risques. Ces images sont pourtant dangereuses, car elles mettent à mal la capacité critique du spectateur, qui peut être alors conforté dans une habitude s’il n’en prend pas conscience.
La forme urbaine n’est pas exclue de cette manipulation par l’habitude : à force de voir les mêmes images d’une ville, on risque de visiter cette même ville avec des clichés en tête, y compris dans leur forme dramatique. Non, quand on arrive à Paris en tant que touriste, on ne découvre pas d’emblée la tour Eiffel et le charme haussmannien. On voit d’abord, par les fenêtres du RER entre l’aéroport et la ville, les grands ensembles et leur mauvaise réputation. Cette critique peut paraitre hors de propos, puisqu’elle s’adresse surtout aux films de fiction et au documentaires de télévision. Aucun des films que nous étudions ne nous parait tomber dans cet écueil, et c’est l’une de leurs qualités : leur façon de représenter les villes laisse pleine liberté au spectateur de construire sa propre ville, parfois hors des sentiers battus. Cette honnêteté envers le spectateur diffère évidemment entre les films et les réalisateurs.
On note ainsi deux procédés distincts pour retourner le propos du documentaire : la narration (déconstruite par l’aveu de mise en scène) et l’interlocution directe au spectateur (déconstruite par l’exagération). Les deux techniques sont des manières de révéler l’illusion au spectateur, qui peut alors ajuster la valeur de crédibilité qu’il attribue à l’œuvre. Comme le note François Niney :
« Un trompe-l’œil est fait pour tromper puis détromper (sinon c’est une illusion ou un faux), il joue sur ce retournement pour nous faire réfléchir justement sur les façons dont nous pouvons nous (laisser) abuser.146 »
L’interlocution directe
L’interlocution permet de dialoguer avec le spectateur, par voix du réalisateur, dans la scène ou en off, de sorte que le spectateur soit inclus dans la réflexion de manière critique147. Dans un documentaire ordinaire, la voix off prend souvent la forme d’un commentaire englobant, omniscient et directif. Chez Marker ou Ivens (avec le texte de Prévert), le son de cloche est différent : la voix off souligne des détails, souvent de façon poétique. Les auteurs montrent ainsi que leur point de vue n’est pas absolu, qu’ils ont choisi des vues et leur donnent un sens, le leur, qui peut être critiqué. La forme poétique permet également de suggérer que les liens entre les éléments, qui paraissent naturels à l’écran, sont des constructions de l’esprit et qu’elles ne peuvent être tenues pour totalement vraies. Les images peuvent être ainsi complétées, améliorées, plutôt que réduites à un faire-valoir du discours (ce qui est ordinaire dans le commentaire de reportage).148 Dans À Valparaiso, Chris Marker ose ainsi faire des généralités exagérées : « toutes les maisons sont en angles, impossibles à meubler ; tous les escaliers donnent sur le vide. » Ces deux affirmations sont illustrées par des images surprenantes d’une maison triangulaire, et d’un escalier qui donne effectivement sur le vide. Mais aucun autre plan du film ne vient corroborer cette exagération, qui dispose dès lors d’une licence poétique totalement acceptable. Et l’affirmation, sans être vraie, n’est pas totalement fausse non plus : cet escalier et cette maison existent bel et bien.
L’aveu de mise en scène
Pour déconstruire l’illusion documentaire, un auteur peut avoir recours à un aveu de mise en scène. Un exemple frappant serait la scène du bar dans Valparaiso, purement fictive, qui provoque l’explosion du film : au cours d’une soirée dans un bar, hommes et femmes dansent, se séduisent. Une jeune femme, adossée au mur, se maquille, lance des regards à un homme assis à une table de jeu de cartes. Son adversaire, jaloux, sort son couteau, le plante sur la table. La bagarre éclate, il lance le poignard sur un miroir qui se brise. S’ensuivent des plans abstraits de coulures rouges et de kaléidoscope. Surtout, le film passe subitement des tons de gris à la couleur, ce jusqu’à la fin du film. Joris Ivens nous signale ainsi la fin du « jeu documentaire » : ce qu’on nous a montré ne peut pas être pris pour argent comptant, c’est un film. Dans les deux cas, ce sont des irruptions fictionnelles, clairement mises en scène. Elles permettent de rappeler au spectateur que, derrière la caméra et derrière la table de montage, il y a une personne qui provoque des actions et assemble les morceaux de façon subjective.
Selon Frederic Wiseman, il est question de faire un film avec des morceaux documentaires, qui de fait sont disparates. Un film documentaire est un bricolage, qui crée du sens là où le réalisateur en voit un. Ce processus s’apparente à une forme de pensée : nous connectons des éléments avec d’autres, parfois même lorsque ceux-ci ne semblent pas compatibles à première vue :
« Vous bricolez la relation entre le temps réel et le temps filmé ou monté, et vous bricolez l’ordre des séquences, et vous vous dites qu’elles apparaissent en relation alors qu’elles n’ont en fait aucune relation ni dans le temps ni dans l’espace. Vous êtes en train de créer une fiction avec des matériaux documentaires : ces choses qui apparaissent en relation, peut-être ne sont-elles liées que dans votre esprit ? Et la réussite du film dépend de sa capacité globale à créer l’illusion que ces événements ont en fait quelque connexion les uns avec les autres. Mais le film ne peut créer cette illusion que si le processus, qui vous a amené à la conclusion qu’il y avait effectivement relation, semble avoir une certaine validité au niveau de la forme finale du film149. »
Une série de séquences du Joli Mai met clairement cette réflexions en images. D’une efficacité redoutable, le montage assemble les éléments dans une relation de cause à effet. On voit d’abord un poète avec une colombe (1). C’est un oiseau, comparé à la chouette (2). Chris Marker aime particulièrement les chouettes, qui sont sincères, comme cet artiste amateur (3). Celui-ci peint un cosmonaute, et la caméra nous mène à l’exposition d’un module de cosmonaute (4). Pour créer des modules de cosmonautes, il faut des inventeurs, et Chris Marker rencontre un inventeur de sous-marins (5), puis un inventeur de stabilisateur automobile (6). La conversation dérive sur Staline et ses relations aux femmes, et Marker coupe la parole à l’inventeur pour montrer un couple qui s’est rencontré à un mariage (7) avant de montrer un mariage (8). Difficile de savoir, qui de la situation ou du montage, a généré cette association d’idées, et c’est là que réside l’intérêt d’un documentaire. Matériau réel et intention subjective se confrontent pour créer un objet filmique difficile à classer.
Projection du film et réactualisation
La projection est une réactualisation de l’image captée. Soit, pour un paysage architectural, la possibilité qu’il se confronte à la réalité présente. Ceci est d’autant plus vrai lorsque le spectateur a déjà fait l’expérience de la ville. Il ne s’agit pas seulement de souvenirs visuels, mais d’une topographie, d’une matérialité inchangée, en contraste avec une vie locale redéfinie par les enjeux de la mondialisation. Ce retour de réel d’un « ici et maintenant » distant et en même temps si proche, est là où réside la puissance du cinéma documentaire. Retourner sur les lieux de tournage d’une fiction s’apparente à une sorte de fétichisme, de tourisme affectif pour ce qui s’y est déroulé. Il en est ainsi du restaurant où de nombreuses scènes de Breaking Bad ont été tournées, et qui arbore désormais le logo et le nom utilisé dans la série. Le restaurant « Pollos Hermanos » peut ainsi devenir mythique, mais il restera un décor muet, dépendant de l’action qui s’y est déroulée pour le film. En revanche le bistrot de la rue Mouffetard, vu dans Le Joli Mai, dialogue avec le visiteur potentiel, d’autant plus s’il survit à 50 ans de changements urbains.
Pour explorer cette thématique de la réactualisation, les spéculations de suffisent pas. Il faudrait idéalement enquêter sur le sujet, ce que nous n’avons pas encore fait. Il aurait fallu, pour cela, projeter les films du corpus in situ et interroger des spectateurs sur leurs sensations. Les sources écrites manquent également concernant notre corpus. Très subjectivement, il nous semble cependant que les documentaires invitent à prêter attention à des détails invisibles, des textures et des formes. À chercher le moindre indice de la présence, hier, d’un réalisateur, d’un personnage de film. Mais nous ne nous risquerions pas à aller plus loin dans nos hypothèses, car le travail reste à faire.
En quoi le documentaire peut-il générer un nouveau rapport à la ville ?
Dans un ouvrage co-écrit avec Gérard Althabe, Jean-Louis Comolli propose une vision intéressante du rapport entre le cinéma et la ville. Par ailleurs auteur d’une série de documentaires sur Marseille, le réalisateur exprime l’idée qu’il faut distinguer la ville de sa représentation pour être transporté par le cinéma.
« En se rappelant de l'ordre qui veut qu'il y ait d'abord la ville et puis le film de la ville (au lieu de la ville filmée), en faisant par là de la ville l'anticipation du film, le spectateur, résiste, en fait, à l'éventualité – et au risque – de voir sa place brouillée, bousculée, de sauter du fauteuil sur le tapis volant de l'écran, de changer de repères dans le déroulement du film. Tel est bien, pourtant, le désir du cinéma, toute son ambition, son travail – substituer à l'ordre des choses un autre ordre, et, si je puis dire, remplacer provisoirement le monde.150 »
— Jean-Louis Comolli
Encore une fois, c’est une question de rapport avec le spectateur. Parce que celui-ci est convaincu de ce qu’il voit dans un documentaire, il ne peut se laisser absorber par la fiction opérée par le réalisateur. Pourtant, un film documentaire propose systématiquement une narration. Ce ne sont pas des images brutes d’une caméra de surveillance, mais bien un ensemble de choix conscients, du cadrage au montage. L’ensemble des films du corpus le montre, il y a bien un angle d’attaque propre à chaque film, et même pour chaque ville. On ne peut pas dire que tout est mensonge ou illusion : la ville existe bien, tout comme les êtres humains qui y sont filmés. Mais la ville change d’état dans le documentaire, qui agit alors comme une « matrice » dans laquelle la ville est redéfinie. Au fond, Jean-Louis Comolli semble appeler à une plus grande liberté de regard, où chaque image transporte plutôt qu’elle n’explique. Le documentaire aspire aussi à la fiction : la ville représentée est bien une autre ville. Sans la participation active du spectateur, cette transformation ne peut s’opérer, sauf si celui-ci perçoit les indices semés ça et là par les auteurs.
Le documentaire, parce qu’il aspire à la fiction, ne cherche plus à montrer une ville, mais à la « construire ». Dans notre corpus, Disorder est peut-être l’exemple le plus flagrant de ce que peut être une fiction documentaire : pour le spectateur, il devient évident que les images ne peuvent être vraies. Pour d’autres films, la part de fiction est peut-être plus difficile à déceler, mais comme évoqué précédemment, les indices restent présents. La valeur du documentaire tient à sa fragile frontière avec la fiction, ce qui lui permet de donner une tout autre vision de la ville tout en étant ancrée dans le réel.
« En Europe occidentale, le système d’exploitation capitaliste du cinéma interdit de prendre en compte la revendication légitime de l’homme actuel de voir son image reproduite. Dans ces conditions, l’industrie cinématographique a tout intérêt à stimuler la participation des masses par des représentations illusoires et des spéculations équivoques.151 »
— Walter Benjamin
Nous percevons ici un plaidoyer pour l’image documentaire. Parce que le documentaire met en scène les habitants ordinaires des villes, l’identification du spectateur est complètement différente de celle qui intervient dans la fiction. Les joies, les tragédies, les conflits des hommes sont vraies, et le cinéaste les amplifie, les assemble pour créer une ville aux formes particulières. Mais surtout, le documentaire permet à l’homme exploité de reprendre le pouvoir sur son image. En devenant personnage, il peut alors se mettre en scène et redéfinir son rapport aux représentations et à la réalité. Il n’est plus spectateur, il est acteur. Construire une ville par le documentaire, c’est composer avec cette multitude d’êtres ordinaires, dont la complicité est indispensable pour générer le film. La deuxième partie de ce mémoire tentera de mettre en lumière comment un auteur peut assembler sa propre ville, avec Amsterdam Global Village de Johan van der Keuken.
142 CHANDLER, Daniel, « Semiotics for beginners : Modality and Representation », Visual Memory, 2014, http://visual-memory.co.uk/daniel/Documents/S4B/sem02a/html
143 NINEY, François, Le Documentaire et ses faux semblants, Coll. 50 questions #47, Paris, Klincksieck, 2009, page 86
144 PY, Aurélien, Amsterdam Global Village de Johan van der Keuken, Crisnée, Yellow Now, 2006, page 87-88
145 MONACO, James, How to read a film, Oxford, Oxford University Press, 2000
146 NINEY, François, Le Documentaire et ses faux semblants, Coll. 50 questions #47, Paris, Klincksieck, 2009, page 65
147 NINEY, François, Le Documentaire et ses faux semblants, Coll. 50 questions #47, Paris, Klincksieck, 2009, page 87
148 Ibid., page 117
149 BARSAM, Richard, Nonfiction Film, Indianapolis, Indiana University Press, 1992, page 303, cité dans NINEY, François, Le Documentaire et ses faux semblants, Coll. 50 questions #47, Paris, Klincksieck, 2009, page 102-102
150 ALTHABE, Gérard, COMOLLI, Jean-Louis, Regards sur la ville, Coll. Supplémentaires, Paris, Centre Georges Pompidou, 1994, page 30
151 BENJAMIN, Walter, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Paris, Allia, 2012, page 64
Après avoir réalisé des films en sillonnant le monde, Johan van der Keuken est de retour dans sa ville natale, Amsterdam. Il découvre que les communautés issues de l’immigration ont complètement transformé la ville, et a parfois une sensation de « déracinement » lorsqu’il la parcourt152. De ce constat émerge l’idée d’un film-monde, qui rendrait compte de cette nouvelle richesse culturelle153 : Amsterdam Global Village. Imaginé en 1993, le projet ambitieux est tourné entre 1994 et 1996, et sort en 1996. Ce sera un énorme succès critique154, en particulier en France, où le réalisateur a toujours bénéficié de la reconnaissance de ses pairs155. Depuis la mort du cinéaste en 2001, Amsterdam Global Village est célébré comme étant l’un de ses films majeurs, voire son chef-d’œuvre ultime. Il nous semble qu’à plus d’un titre, le film honore ce titre parmi les documentaires urbains que nous avons étudiés. Tout d’abord grâce à sa durée de quatre heures, permettant d’aller plus loin dans les détails. Ensuite, par le rapport éminemment personnel que le cinéaste entretient avec la ville. Enfin, parce que le film semble représenter la ville avec toutes ses contradictions, ses multiplicités, ses tensions, donnant au spectateur l’impression d’en faire partie, même vingt ans plus tard.
Parmi les documentaires analysés, Amsterdam Global Village est resté une évidence quant à sa richesse de forme et de contenu. Concernant l’aspect cinématographique, le film a déjà fait l’objet de nombreux articles, et d’un livre d’Aurélien Py. Nous tenterons d’y apporter un point de vue plus urbanistique et architectural, en analysant la ville que l’on voit dans le film. Comme toute représentation, elle diffère de son sujet. En quoi et comment ? Qu’est-ce qui fait d’Amsterdam Global Village une fiction de ville particulière ? On tentera d’y répondre en confrontant la représentation au réel filmé, puis en essayant de décrire ce que pourrait être l’Amsterdam imaginaire de Johan van der Keuken.
Cartographie précise des lieux filmés et comment ils sont filmés
La première note d’intention pour Amsterdam Global Village était accompagnée de diagrammes représentant schématiquement la ville d’Amsterdam et ses canaux. Ces diagrammes ont servi de base théorique pour le film – nous y reviendrons plus en détail dans la seconde sous-partie. Curieux de savoir si ces diagrammes avaient une quelconque validité spatiale, nous avons entrepris de cartographier les sites où le film a été tourné. Très vite, il est apparu que les diagrammes ne correspondent pas à la construction spatiale du film, ce qui aurait été un peu trop formel. À l’issue d’une conférence dédiée à l’œuvre de Johan van der Keuken, intitulée « Johan van der Keuken : un œil vif sur le monde »156, nous avons pu demander à Thierry Nouel, qui a connu personnellement le réalisateur, si les diagrammes avaient une quelconque validité spatiale. Il nous a confirmé qu’il s’agissait davantage d’une facétie du réalisateur qu’un vrai plan de tournage. Cependant, l’analyse de ces diagrammes nous parait toujours aussi pertinente pour comprendre les intentions du réalisateur, mais davantage sur un plan théorique.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, quelques précisions méthodologiques s’imposent. Pour réaliser cette carte, nous nous sommes servi de tous les indices visibles à l’écran : noms de magasins, lieux remarquables (églises, ponts, musées, etc.), formes de rues, etc. À l’aide de références diverses, en particulier Google Street View, les données ont ensuite été vérifiées et précisées. Sans cet outil, la carte aurait été inconcevable ou presque vide. Néanmoins, tout les lieux n’ont pas été identifiés. En particulier, les travellings sur l’eau posent problème, en raison de la similarité des maisons sur les canaux. Ces trajets étaient le point de départ de la carte, et force est de constater que, sur ce point, nous avons échoué. Pour les éléments correctement cartographiés, ils sont numérotés par séquence, et il est possible de cliquer sur chaque point pour obtenir plus d’informations. Pour plus de lisibilité, nous ferons appel à ces numéros de séquence si nécessaire. Ajoutons que ces numéros de séquences ne sont pas officiels, nous les avons attribués en analysant le film ; ils pourraient entrer en contradiction avec un autre découpage, qui serait tout aussi juste. L’analyse de film, comme le film lui-même, comprend une part de subjectivité que l’on ne peut éviter. La carte est accessible à cette adresse : https://goo.gl/nCFjHW
Plutôt que de revenir sur tous les lieux du film et leur représentation, nous prenons ici le parti de détailler quelques exemples significatifs. D’autres aspects seront développés plus loin dans notre analyse.
Lieux connus : Amsterdam identifiable
Amsterdam Global Village coupe vite court à toute ambigüité quant à la ville qu’il représente. Bien évidemment, le titre éclaire déjà sur la destination du film. Mais, s’il fallait « prouver » que le film se trouve bien à Amsterdam, un plan sur une péniche, nommée Amsterdam, apparait très vite dans le film (#6), ainsi que le générique, composé de lettres glanées au hasard de la ville. Contrairement à d’autres villes (comme Sydney et son Opéra), on ne peut pas dire qu’Amsterdam soit caractérisée par des bâtiments emblématiques. Si Amsterdam est connue et reconnaissable, c’est pour ses canaux, ses ponts, les vélos, et autres clichés que l’on ne citera pas. Pour autant, Amsterdam dispose de quelques architectures remarquables visibles dans le film. Les plus apparentes sont sans doute les clochers qui se démarquent des toitures uniformes d’Amsterdam. Celui de la Westerkerk apparait de nombreuses fois, comme point de repère en arrière-plan, mais aussi comme lieu de tournage. On voit ainsi le carillonneur de la Westerkerk (#88) jouer, pendant que la caméra de Johan van der Keuken se promène autour du clocher (#90). Les autres églises n’ont pas la même exposition : on voit l’église Saint-Nicolas à l’arrivée de... Saint Nicolas (un acteur, accueilli par une foule d’enfants) sur le Prins Hendrikkade. La Montelsbaantoren joue le même rôle de point de repère ; c’est une ancienne tour de défense de la ville sur le Oudeschans, et dont la forme rappelle celle de la Westerkerk. À noter que seule la Westerkerk a une réelle exposition par rapport à tous les autres monuments de la ville. Le Dam n’est vu qu’au travers d’un travelling en voiture (#28), Leidseplein reste floue derrière les personnages au premier plan (#83), Rembrandtplein est parcourue de nuit (#80), l’Opéra est difficilement perceptible (#69), le marché aux fleurs est fermé (#68) et le Rijksmuseum n’est vu que sous sa galerie (#19). Notons également que l’un des lieux les plus touristiques de la ville, le musée de la maison d’Anne Frank, a été construit à la place d’une résidence étudiante qui était encore en place à l’époque du tournage (#69). Tout ceci concourt à une réelle authenticité et une absence de lieux communs, que Johan van der Keuken laisse aux documentaires didactiques. Il est d’ailleurs intéressant de constater que la cheminée de la centrale Hemweg Nuon, l’une des plus célèbres d’Amsterdam, fait l’objet de plus d’attention dans le film (#86) que les autres monuments que nous venons de citer157.
Changements urbains
En vingt ans, la ville d’Amsterdam s’est considérablement transformée, que ce soit au niveau de sa périphérie, autour de laquelle de nombreux immeubles de grande hauteur ont été construits, ou de son centre-ville, densifié sur tous les emplacements disponibles. Pour une ville en développement permanent, les travaux sont le lot quotidien – le contraire serait signe de déclin. Dans Amsterdam Global Village, on voit à plusieurs reprise des travaux (#18) ou des dents creuses (#94), désormais oubliés. Surtout, Johan van der Keuken capte un instant du chantier du stade d’Amsterdam, l’ArenA, livré en août 1996. Les travellings lents mettent bien en valeur la construction en cours, ainsi que le paysage complètement vide alentour. Aujourd’hui, le stade est entouré d’un complexe de logements, d’un centre commercial et d’une grande salle de spectacle. Autre lieu significativement transformé : Museumplein, une place délimitée par les musées principaux d’Amsterdam (Rijks, Van Gogh, Stedelijk). À l’époque du tournage, des bus circulent encore sur la place, moins spacieuse, et une rampe de skateboard est installée – la caméra de Johan van der Keuken ne s’intéresse pas aux musées, mais plutôt aux rassemblements de jeunes coursiers. Museumplein a été radicalement rénovée, avec désormais une grande surface enherbée, l’absence de circulation automobile, et une nouvelle structure dédiée au sports de glisse158.
Parmi les lieux filmés, c’est le quartier du Bijlmer qui a connu le plus de transformations. Johan van der Keuken y suit Roberto, immigré bolivien, et y revient pendant une autre séquence avec une femme ghanéenne (#21). Retrouver les lieux de tournage exacts a été très compliqué, car le quartier a fait l’objet d’une énorme rénovation depuis les années 90. Eloigné du centre-ville et relié à celui-ci par une ligne de métro (plutôt un équivalent de RER), Bijlmermeer a subi les mêmes problèmes que d’autres banlieues nouvelles : désaffection d’un partie de la population, paupérisation des habitants, déséquilibre ethnique et social, taux de chômage et de criminalité élevés. À cela s’ajoute la catastrophe aérienne du 4 octobre 1992. Un avion cargo s’écrase alors dans un immeuble « nid d’abeille » avec à son bord les deux pilotes et un passager, faisant 43 victimes au sol. Il s’agit du plus grave accident aérien dans l’histoire des Pays-Bas, et un mémorial a été construit à l’emplacement de la catastrophe par l’architecte Herman Hertzberger en 1996159. Dans son film, Johan van der Keuken ne fait pas référence à l’accident, que ce soit explicitement ou implicitement (par le montage, par exemple). Il nous parait clair qu’un film ne peut, ni ne doit tout évoquer. Ici, c’est surtout le personnage de Roberto qui est en jeu, et pas la mémoire du lieu. Toujours est-il que, pour remédier aux stigmates du quartier, de nombreux bâtiments ont été démolis depuis le tournage du film : plusieurs linéaires « nid d’abeille » (#10), le parking et centre commercial Ganzenhoef (#25), le centre commercial Kraaiennest (le supermarché où travaille Roberto, #30). Le plus symbolique reste, selon nous, la démolition des voies de circulation surélevées160 et des dalles de circulation piétonnes (Roberto et sa femme y marchent). Elles étaient supposées séparer les flux pour améliorer la sécurité et l’efficacité, mais visiblement le concept moderne n’a pas remporté le succès escompté. Les images de Johan van der Keuken ont la vertu de montrer ce qui n’existe plus, donnant un caractère historique au quartier. Ce dernier est encore en cours de reconstruction, avec de nouveaux centres commerciaux, des résidences universitaires en conteneurs, des immeubles de haut standing, etc. Bijlmermeer fait partie des espaces parcourus par les personnages, avec des plans fixes et non des travellings. Avec ces vues frontales, la sensation est plus proche du parcours que le travelling, lequel s’apparente davantage au passage en véhicule. Le Bijlmer est, avec l’arrivée dans l’ancien appartement de Hennie et Adrie, la seule visite qui mène dans le logement d’un personnage. Au delà du fait que, de manière générale, le réalisateur évite de systématiser les effets161, ces deux visites sont significatives. D’un côté, on a un quartier habité majoritairement par des étrangers, qui souffre d’une mauvaise réputation, et qui est difficile d’accès (le film nous y mène avec le métro, #9). De l’autre, une maison imprégnée de mémoire : Hennie et son fils Adrie y vivaient pendant la seconde guerre mondiale, avant que le père ne soit déporté (#97 et #98). Les autres lieux intimes que le film nous fait visiter ne sont pas introduits de la sorte. L’appartement de Roberto et l’ancien logement de Hennie et Adrie ont ceci en commun qu’ils font l’objet d’un récit. Chez Roberto, ce dernier exprime clairement sa satisfaction de vivre au Bijlmer, beaucoup plus confortable que son village d’origine en Bolivie. Mais il regrette l’absence de contact avec ses voisins, bien qu’ils soient tous des étrangers comme lui. Plan par plan, le cinéaste construit un espace qu’il humanise au gré du récit des habitants.
Lieux anonymes : catalogue d’architecture
Comme évoqué précédemment, il nous semble qu’Amsterdam est reconnaissable à ses caractéristiques urbaines plutôt qu’un bâtiment unique162. Les touristes se prennent volontiers en photo sur un pont quelconque, devant une bicyclette et un canal. Cette facette d’Amsterdam, à la fois quelconque et singulière, est capturée par les nombreux travellings qui jalonnent le film (au total, 16min sur les canaux, 11min sur les routes et rues). Nous reviendrons plus en détail sur l’intérêt de ces travellings. D’un point de vue architectural, ces travellings établissent un catalogue des façades d’Amsterdam dans leur diversité. Entrepôts, maisons de maîtres et de marchands sur les canaux canaux, bâtiments de style « École d’Amsterdam », immeubles de bureaux, péniches habitées. Sur les canaux, on peut y ajouter les ponts, pas si anonymes que ça puisqu’ils sont tous dotés d’un numéro unique163. Parmi ces travellings, 12 minutes au total ne sont pas accompagnés du son d’une autre séquence. Trottoirs, façades, fenêtres, textures sont alors les sujets uniques de contemplation pour le spectateur.
Saisons, culture et inconscient collectif, du réel au documentaire
Le filme se déroule sur un an (contre une « journée » pour les symphonies urbaines !), rythmée par des événements culturels connus (Noël, Nouvel An) et d’autres plus locaux (Saint-Nicolas, fête de la reine). D’autres éléments culturels sont sous-entendus : la musique hardcore, le Vondelpark, la vente libre de cannabis, la victoire de l’Ajax à la Ligue des Champions, la culture culinaire surinamienne.
Singulièrement, l’un des principaux clichés d’Amsterdam est complètement esquivé par van der Keuken : la bicyclette. Les vélos sont montrés à l’arrêt (accroché à un arbre, #94) et surtout sur le panneau à la fin du film (#124), et l’on aperçoit quelques cyclistes, notamment au Vondelpark. Mais jamais on ne voit un personnage important à vélo, ni une masse énorme de vélos passer, ce qui est pourtant monnaie courante en réalité. Cela participe de la fiction d’Amsterdam, la ville construite est bien différente de l’originale ne serait-ce que par ce détail. Amsterdam est souvent classée comme « première ville du vélo »164, parfois au coude-à-coude avec Copenhague, qui a une politique actuellement ambitieuse pour améliorer la vie des cyclistes. Les chiffres diffèrent quant à la part de cyclistes quotidiens ou le nombre de vélos par habitant – des données difficiles à obtenir – mais ils ont toujours le point commun d’être hors-norme, en particulier après le succès grandissant de l’automobile165. Du point de vue urbain, il aurait été intéressant de voir ce que la représentation documentaire de se moyen de transport. Toujours est-il que ce n’est clairement pas l’axe de réflexion majeur du réalisateur. On en revient ici à l’intérêt d’un documentaire de ne pas focaliser sur des aspects typiques d’une ville, mais de relever l’infra-ordinaire, ce que van der Keuken ne manque pas de faire tout au long du film.
Saint Nicolas
Comme tout lieu dans le monde, Amsterdam a son propre calendrier de festivités et d’activités connues de tous. Amsterdam Global Village se déroulant sur une année entière, ces événements rythment le film comme ils rythment la vie des Amstellodamois. Le film commence d’ailleurs par l’un d’entre eux, l’arrivée de Saint-Nicolas à Amsterdam (#2), autour du 18 novembre 1994166. Saint Nicolas (270-343) est un personnage important dans la foi chrétienne. Nous n’allons pas raconter son histoire ici, sinon qu’il a été évêque de Myre, ville grecque située en Turquie actuelle167. Chaque année, sa fête est célébrée le 6 décembre, et aux Pays-Bas son importance éclipse Noël, au moins pour un détail : la distribution des cadeaux. C’est dire à quel point l’arrivée de Saint Nicolas est attendue par les enfants. Sinterklaas (nom familier du Saint) arrive dans sa tenue épiscopale d’Espagne par bateau avec son ou ses valets au nom de « Zwarte Piet » (littéralement Pierrot Noir). Ce personnage est vêtu d'une culotte bouffante et d'un chapeau à plume, joué alors par des hommes de type européen grimés en noir. Zwarte Piet, pendant du Père Fouettard, distribue les blâmes et les bon points168. L’histoire ne dit pas pourquoi Sinterklaas vient d’Espagne alors qu’il n’y est historiquement jamais allé. Ce qui est sûr, c’est qu’il vient de loin, et à Amsterdam il est reçu chaque année par le maire sur le Prins Henrikkade près du port, avec une foule d’enfants rêvant de pouvoir saluer le vieil homme169. Plusieurs raisons peuvent expliquer pourquoi cette scène introduit le film. La première, c’est que Sinterklaas est un étranger ; il reçoit un accueil officiel, et représente ainsi le nouvel arrivant dans la ville. On pourrait mettre en parallèle cette séquence introductive avec celle du poste d’immigration de l’aéroport de Schiphol (#87), quand les immigrés doivent attendre leur tour pour fournir leurs empreintes digitales, sans tambour ni trompette. D’où la deuxième raison : Sinterklaas est un « migrant » un peu spécial. En plus d’être le Saint Patron des enfants et des marins, il est aussi celui de la ville d’Amsterdam. À ce titre, il dispose d’une basilique à son nom, visible en arrière plan de cette séquence introductive. Sinterklaas est, de fait, une représentation polyvalente et évidente pour débuter le film.
Nouvel An
Si Noël n’a pas la même importance aux Pays-Bas qu’en France (l’aspect folklorique et commercial est laissé à la Saint Nicolas), le Nouvel An, lui, est célébré à grand bruit. Les habitants sortent les feux d’artifices et pétards et génèrent une ambiance de guerre dans la ville, que Thierry Nouel compare à « Bagdad sous les bombes »170. Pour réaliser la séquence du Nouvel An (#17), Johan van der Keuken a eu recours à d’autres cadreurs pour couvrir plusieurs lieux simultanément. Une partie de la séquence est tournée à l’entrée de Chinatown, à l’intersection entre Geldersekade et Stormsteeg. Devant le magasin Toko Dun Yong, un homme allume une chaîne de pétards qui ne tarde pas à exploser. En plus de l’effet lumineux et sonore, une épaisse fumée se répand dans la rue. On voit ensuite une foule hétérogène fêter face caméra son enthousiasme pour la nouvelle année. Le Chinatown d’Amsterdam fait partie du quartier Nieuwmarkt d’Amsterdam, choisi ici pour représenter le Jour de l’An171. Il nous semble évident que le lieu a été choisi pour son aspect multiculturel, aussi bien du côté du magasin chinois que de la foule bigarrée. Au niveau de sa position dans le film, la scène contraste nettement avec les deux séquences qui l’encadrent. Celle d’avant montre Borz-Ali pour la première fois. Le Tchétchène a quitté son pays, à qui la Russie a déclaré la guerre en 1994. Il constate la situation, impuissant, devant son téléviseur, et appelle son frère resté là-bas (#15). La guerre est ainsi évoquée par les informations télévisées, puis par les pétards du Nouvel An. En transition entre les deux scènes, un travelling nocturne sur les canaux fait perdurer le sentiment de tristesse de la séquence de Borz-Ali, avec quelques notes de piano mélancoliques. Cette musique reviendra à deux reprises dans le film, l’une dans la voiture de Borz-Ali, l’autre après le contrôle des nouveaux arrivants à l’aéroport. Quant à la séquence d’après le Nouvel An, c’est un simple travelling dans une rue, de jour, qui suit une citadine sur son retour à la maison. Rien à voir avec le plan précédent, et c’est normal.
« Il s’agit toujours de déstabiliser la façon dont on voit les choses afin d’atteindre, ne serait-ce qu’un instant, l’expérience172. »
— Johan van der Keuken
Les histoires s’enchainent, sans forcément se connecter logiquement. De cette multiplicité semble déjà émerger la ville et son hétérogénéité. Non seulement Johan van der Keuken construit ainsi son propre montage de ville, mais il invite le spectateur à en faire de même, et à interpréter ce qu’il voit tout en faisant abstraction du sens entre deux séquences.
Fête de la reine
Autre événement, autres mœurs : la fête nationale néerlandaise. Chaque 30 avril, l’anniversaire de la reine est célébré173, sous le nom de Koninginnedag (« jour de la reine ») en néerlandais. La fête est particulièrement suivie à Amsterdam, avec des concerts, un marché aux puces dans toute la ville, et une foule dense arborant la couleur de la famille d’Orange. Beatrix, la reine au pouvoir en 1995, est en fait née un 31 janvier. Mais afin que les festivités se déroulent à la belle saison, elle a choisi de conserver la date anniversaire de la reine mère Juliana. Les monarques savent se montrer généreux envers leurs sujets... La séquence de Koninginnedag dans Amsterdam Global Village (#69) se situe à la moitié du long-métrage. Après la séquence éprouvante en Tchétchénie (#67), le soleil se lève, la ville dort encore (#68). Progressivement, la clameur se fait entendre, et la fête commence dans la ville. Une imitatrice de la reine apparait à son balcon et salue la foule. Comme de nombreux autres Amstellodamois, Johan van der Keuken parcourt Koninginnedag avec un bateau, et filme l’expérience des embouteillages aquatiques. Sous un pont, une incartade éclate entre deux marins d’eau douce dont les bateaux se percutent. Ils se jettent de l’eau et des insultes. Le cinéaste filmait le pont au-dessus de sa tête quand la dispute éclate. Il redirige alors sa caméra sur les deux hommes pour capturer cette scène d’action inopinée. En dehors de cet incident, la fête bat son plein, et tout le monde semble s’amuser. Tout comme dans la séquence du Nouvel An, les personnes filmées se montrent devant la caméra, la regardent, dansent et expriment leur joie. Contrairement à d’autres séquences où les personnages peuvent être complices du réalisateur, ici la foule ne peut être contrôlée. Lorsque la caméra est repérée, chacun peut se mettre en scène, arborer un large sourire ou esquisser quelques pas de danse. La relation entre filmeur et filmé est complètement différente en un jour de liesse populaire, où tout le monde est a priori de bonne humeur. Après la séquence en Tchétchénie, Koninginnedag opère à la fois comme une respiration et un contrepoint174. D’un côté, la guerre, les morts, les blessés, les larmes. De l’autre, la fête, la vie, la joie, les rires. Le choc de la séquence en Tchétchénie prend une autre ampleur quand des scènes d’insouciance lui succèdent175. Mais surtout, après le drame de la guerre, la séquence de Koninginnedag permet de rappeler, à mi-parcours, que le sujet est bien la ville d’Amsterdam et toute la diversité qu’elle renferme.
Victoire de l’Ajax
Directement après la séquence de fête nationale, une autre célébration est montrée dans le film. Le 24 mai 1995, le club de football Ajax Amsterdam remporte la Ligue des Champions. Si, jusqu’ici, nous avons évoqué les événements cycliques et prévisibles, la finale de la ligue des Champions et son heureuse issue ne pouvaient être prévues par le réalisateur. À son retour de la finale gagnée à Vienne, l’équipe d’Ajax, après sa parade en bus et en bateau, est accueillie par une foule compacte sur la Museumplein – la seule place assez vaste et centrale permettant un tel rassemblement. Plutôt que de filmer spontanément la foule en délire, comme il l’a fait pour les autres événements, Johan van der Keuken choisit de montrer sa représentation télévisuelle. Le procédé est simple, mais efficace : au cours de sept séquences (de #70 à #76, pour six lieux), on voit cinq restaurants rapides différents et un coffeeshop, où les clients commandent, pendant que le poste de télévision montre l’arrivée des champions à Amsterdam. À l’évidence, le filmage simultané est impossible pour un opérateur solitaire comme Johan van der Keuken. C’est donc un enregistrement qui passe à la télévision, simulant un marqueur de temps exact. Il relie artificiellement six endroits différents grâce à deux aspects communs : l’atmosphère sonore et la figure de l’écran176. Conséquence du faux direct, les clients ne réagissent pas forcément à l’émission de télévision, à deux exceptions près : deux enfants sont captivés par le téléviseur dans le premier restaurant ; et un client fait une remarque sur l’Ajax dans le coffeeshop. Mais le plus important de cet ensemble de séquences, c’est l’idée que six lieux différents puissent être dans le même espace-temps. En faisant des raccords par écrans interposés, Johan van der Keuken précise l’espace autant qu’il le rend confus. Cette confusion s’arrête au moment où Khalid, le coursier, fait irruption dans le coffeeshop, après que plusieurs clients aient acheté et/où consommé du cannabis. D’un seul coup, la séquence prend sens, et après son achat, on suit Khalid à la sortie du coffeeshop, il enfourche sa moto et repart pour une autre destination.
Vondelpark
Un dernier épisode culturel marque le film. Il se déroule en été, à une date inconnue, dans le Vondelpark (#107). Depuis les années 50, ce parc connait une popularité grandissante auprès des Amstellodamois177. D’une superficie de 47 hectares, il a été rénové à trois reprises, en 1959 et 1996 (soit après le tournage du film) pour correspondre à l’évolution des usages. L’été, les pelouses du parc sont utilisées par les habitants pour se prélasser, jouer de la musique, pique-niquer, se promener, faire du vélo. Dans Amsterdam Global Village, cet instant privilégié de l’été n’est pas représenté comme les autres fêtes populaires. Tout commence par quelques musiciens amateurs, filmés de loin. Le son est synchrone. Puis la musique au tambourin laisse place à un morceau de jazz postsynchronisé, Summertime, interprété par Albert Ayler. Des panoramiques allant de la droite vers gauche s’enchainent sur les usagers du parc. Le mouvement de caméra est fluide, et l’enchainement des plans semble continu, donnant l’impression d’un panoramique complet. Johan van der Keuken filme avec un objectif à longue focale, qui lui permet de saisir les visages, les expressions, et les activités des Amstellodamois sans être vu, et sans jamais prendre un plan large du parc. Les arbres qui coupent parfois le champ de vision renforcent l’impression contemplative, qu’on pourrait qualifier de « voyeuriste » si la musique et la décontraction des usagers du parc étaient absentes. Le mouvement de ces derniers sert de guide à la caméra du cinéaste, qui n’a plus qu’à faire des recadrages en fonction de ce qui attire son œil.
« Lorsqu'il se passe quelque chose, nous fondons dessus.178 »
— Johan van der Keuken
Cette citation, issue de la note d’intention préliminaire pour Amsterdam Global Village, résume la méthode de filmage du réalisateur. Elle prend ici tout son sens. C’est la ville qui produit le mouvement, le cinéaste le voit, le capte, et l’assemble pour créer sa continuité. Vondelpark, mouvement continu, n’est plus vraiment un parc de 47 hectares. C’est une orbite pour les habitants d’Amsterdam, qui évoluent à leur rythme à pied, à vélo ou couchés.
Les événements saisonniers que nous venons d’évoquer sont des pauses dans le récit, qui laissent entrevoir une certaine douceur de vivre ensemble à Amsterdam. Elles sont purement néerlandaises, voire purement amstellodamoises, et complètent adroitement l’Amsterdam multi-ethnique au cœur du film179.
L’Amsterdam multiculturelle et sa représentation, thème majeur du film
On ne peut analyser Amsterdam Global Village sans évoquer le point de départ du film. Amsterdam, en tant que ville mondiale et globale, accueille une grande diversité de communautés : 51% de la population est d’origine allochtone180. Comme pour toute représentation basée sur des images, il est impossible d’expliquer des généralités. Pour éviter l’écueil du commentaire ou du questionnaire, Johan van der Keuken a recours a des personnages d’origines différentes pour représenter cette multitude de communautés. À partir de cas particuliers, dans des situations uniques, il s’agit alors de donner une impression de vérité, ou tout du moins d’authenticité, qui seront parfois fortement mises en scène181. Nous allons étudier ce que ces personnages représentent, et ce qu’ils racontent de leur Amsterdam.
Khalid : le fil rouge
D’origine marocaine (première communauté allochtone de la ville182), Khalid est coursier à moto pour des photographes. Il apparait au cours de huit séquences dans le film, et ce sur un rythme régulier. Johan van der Keuken l’a rencontré lors d’une livraison au bureau de son producteur183, et le jeune coursier s’est prêté au jeu du cinéaste, au point qu’il pourrait être considéré comme un acteur ou même un opérateur, voire l’alter ego du réalisateur184. En plus des quelques séquences qui lui donnent la parole, Khalid parcourt en effet la ville sur sa moto, caméra montée sur le guidon, filmant le visage du coursier. Hors des séquences où Khalid est sur sa moto, on le voit livrer des photos, retrouver ses collègues coursiers sur Museumplein ou acheter du cannabis. Dans tous les cas, son rôle est celui d’un liant entre les séquences, il est le fil rouge du film185. C’est avec lui que s’achève le film par une phrase, qu’il prononce avant de partir sur sa moto : « Je commence en avoir marre de ce film. Je rentre chez moi, ciao ! » Si l’on revient sur ses origines, il a grandi à Amsterdam jusqu’à 15 ans, puis son père l’a emmené au Maroc, où il fait son service militaire. Sans diplôme, il commence par livrer des pizzas, avant de livrer des photographies. Parmi les différentes origines ethniques présentées, Khalid est le moins représentatif de la sienne. À tous niveaux, Khalid est un jeune néerlandais comme les autres, avec une exception : sa confession musulmane, qu’il vit avec beaucoup de modestie186. Sa culture, c’est celle des coursiers à moto. Sur la Museumplein, ils cohabitent avec les jeunes usagers de la structure de skateboard voisine. Les premiers écoutent de la techno hardcore, les seconds du punk rock, et les deux groupes ne se mélangent pas. Plutôt que de choisir son camp, Johan van der Keuken mêle habilement les deux groupes dans la même séquence et le même espace187. Les motards roulent, les patineurs et les skateurs aussi. Les deux groupes ont, après tout, la même passion : la vitesse, le glissement, les figures. Le cinéaste capture ainsi la beauté des mouvements qui se chevauchent, se complètent, en dehors de toute hiérarchie sociale.
Borz-Ali : le corps ici, les pensées ailleurs
Johan van der Keuken rencontre l’homme d’affaire d’origine tchétchène en 1994, avant de rédiger le projet final du film188. En tant que premier arrivant Tchétchène à Amsterdam, il devait être représenté comme un homme de l’avenir, indépendant et entreprenant, alors que les Tchétchènes sont considérés comme des barbares en Russie189. À l’origine, un voyage en Russie, sur les champs de pétrolifères dont Borz-Ali a la charge, était prévu. Mais entre-temps, la guerre éclate entre la Russie et la Tchétchénie, faisant d’énormes dégâts humains et matériels. On ne verra pas l’Amsterdam de Borz-Ali. Dans son appartement, il assiste, impuissant, à la déclaration de guerre de la Russie sur CNN, et évoque les désirs d’indépendances des Tchétchènes. L’écran de télévision est à la fois une ouverture sur ces informations, et une mise à distance des événements qui n’affectent pas la plupart des Amstellodamois. En regardant les informations, Borz Ali n’est plus vraiment à Amsterdam. Il sait sa famille en danger, et pense même que son frère est mort. Johan van der Keuken s’embarque alors en Tchétchénie avec Borz-Ali pour tourner la partie la plus éprouvante du film, faisant de Borz-Ali le personnage le plus vu à l’écran190. Nous reviendrons plus loin sur cette échappée, l’une des trois montrées dans le film. À Amsterdam, les seuls plans extérieurs avec Borz-Ali se déroulent dans sa voiture. Là encore, l’habitacle coupe l’homme de la ville, à peine voit-on défiler le Dam et le centre-ville du côté du conducteur. Borz-Ali représente l’homme qui ne peut avoir les mêmes préoccupations que les autres citadins, quand ses proches sont en danger de mort à plusieurs milliers de kilomètres de distance.
Roberto : l’attache à la tradition
Roberto est originaire de Bolivie. Avec sa femme néerlandaise, Aletta, ils ont un fils, Ayni (signifiant « entraide » en Aymara, sa langue natale). Parmi les personnages principaux, ce dernier est le plus attaché à sa culture. Il pratique les instruments de musique traditionnels, et diffuse la culture andine aux Pays-Bas. Nous avons déjà évoqué le Bijlmer, où vit Roberto. C’est à partir de son appartement que se produit la première échappée du film, sur un air de flûte qui transporte le plan suivant dans les airs, vu du hublot d’un avion à destination de la Bolivie. L’aspect le plus marquant de ce voyage, c’est le niveau extrême de pauvreté dans son village natal. Au cours d’une discussion, sa mère raconte la mort de quatre de ses enfants, ainsi que la violence conjugale qu’elle a subie. Ensemble, ils cuisent le pain dans un four en pierre. Le réalisateur montre à quel point la pauvreté de la vie villageoise est à mille lieux du confort urbain d’Amsterdam, y compris au Bijlmer191. On comprend alors mieux pourquoi Roberto est satisfait de sa vie aux Pays-Bas, malgré l’absence de communauté soudée comme dans son village. L’opposition ville/campagne trouve alors tout son sens : dans la ville, les opportunités économiques et sociales ; dans le village, la tradition et l’esprit de communauté. Et même si Roberto est attaché à sa culture d’origine, on sait d’avance qu’elle ne pourra pas se transmettre indéfiniment. Aurélien Py, en rencontrant Roberto et son fils, a appris que ce dernier ne parlait ni espagnol, ni aymara192. Que ce soit pour Khalid ou Ayni, au fond le processus reste le même : en ville, les traditions sont en sursis quand elle ne sont pas transmises par une communauté.
Hennie et Adrie : mémoire des lieux
Hennie et son fils Adrie ne sont pas des allochtones, mais ils ont eu le malheur d’être juifs durant la seconde guerre mondiale. Johan van der Keuken raconte leur histoire en trois temps. D’abord, des travellings lents dans les rues vides de la ville, et la voix off de la mère et de son fils (#95). Certaines façades filmées prennent du sens, d’autres non. Ainsi, le Desmet theater et le Hollandsche Schouwburg étaient les seuls lieux où l’Opérette juive – dont Hennie faisait partie – avait le droit de se produire pendant l’occupation, avant que le public et la compagnie soient tous progressivement arrêtés. Mais les autres lieux que la caméra filme sont certainement moins connus par la majorité des touristes visitant Amsterdam : la synagogue portugaise, la place de marché Waterlooplein. Ces plans sont filmés dans le quartier juif du Plantage ; l’histoire racontée par Hennie donne un sens impressionnant aux rues vides du matin. Le contraste est saisissant, entre la volatilité de la mémoire et la permanence des constructions. Ajoutons que le Hollandsche schouwburg est devenu le mémorial de l’holocauste, et Johan van der Keuken répète le travelling devant ce bâtiment, rappelant au spectateur qu’il ne faut pas oublier. Après cette introduction orale d’Adrie et Hennie, nous les voyons entrer dans leur ancien appartement, qu’ils ont habité avant que le mari ne soit déporté, forçant Adrie et Hennie à se cacher séparément pendant trois ans. Le logement est habité par une maman surinamienne, qui comprend la douleur qu’a pu ressentir Hennie : elle aussi, pendant trois ans, a dû laisser ses enfants au Suriname pour emménager à Amsterdam. Deux femmes, deux époques, deux histoires qui se connectent par un logement, et qui donne, un temps, l’espoir que les êtres humains se comprennent mutuellement193 – même si, pour le coup, la gravité n’est pas la même, comme le note Johan van der Keuken194. Mais l’appartement n’a pas gardé trace du passé après avoir été rénové, et les histoires n’existent plus que par la voix de ceux qui l’ont vécue. La troisième partie du triptyque voit Adrie et Hennie aller en Zélande où il était caché, et où tous deux se sont retrouvés à la fin de la guerre. L’ensemble de ces séquences permet à Johan van der Keuken d’interroger la mémoire d’Amsterdam, et de rappeler qu’il n’y a pas si longtemps, des êtres humains ont été déportés parce qu’ils étaient juifs. La ville bâtie survit à l’histoire, mais pas éternellement : sur le chemin, Johan van der Keuken filme un terrain vague dans un angle. Signe que les bâtiments périssent, eux aussi.
Les autres communautés
En plus des quatre personnages que nous venons d’évoquer, de nombreuses communautés sont représentées dans Amsterdam Global Village. Considérées ensemble, elles forment une ville diverse et tolérante. L’Amsterdam de Johan van der Keuken laisse les traditions s’exprimer dans leur univers propre. Lorsque la Ghanéenne se rend à une cérémonie funéraire Ashanti (#44), la ville bâtie n’existe plus, et laisse la tradition culturelle s’épanouir là où elle prend place. Les lieux sont bien à Amsterdam, mais on y parle twi (langue des Ashanti), et la cérémonie est commentée en anglais et en voix off par cette femme ghanéenne. Dans tous les cas, on a l’impression d’être transporté au Ghana sans que la caméra n’y aille physiquement. Au cours des danses (festives !) de la cérémonie funéraire, Johan van der Keuken capte le visage d’une jeune femme blonde, la seule à la couleur de peau blanche. Les cultures allochtones dans la ville ne sont pas complètement hermétiques, et après la perpétuation de la tradition, peut-être les mélanges sont-ils à attendre. Ainsi, la culture surinamienne, déjà pétrie de diversité (due, entre autres, au passé colonial peu glorieux des néerlandais), se mêle à la rue au cours d’une séquence de marché et de cuisine informelle (#13). Par la cuisine, les cultures se partagent et se diffusent dans la ville, et c’est aussi ce que montre la séquence des restaurants que nous avons précédemment évoqués. De même, Chinatown est un exemple de représentation culturelle ostensible. Cela n’empêche pas la culture chinoise d’être indépendante, à travers une classe de chinois en maternelle (#38) ou la pratique de la calligraphie (#40). La ville de Johan van der Keuken donne le potentiel aux enfants, qui apprennent leur premier idéogramme, de devenir un jour des artistes calligraphes. Au fond, ce que montrent ces trois ensembles culturels, très autonomes et vivants, c’est que la ville offre l’opportunité de connaitre ces cultures, et peut-être de les enrichir. L’exemple le plus clair de la diffusion possible d’une culture est donné par la boxe thai, pratiquée indifféremment par des néerlandais et des marocains (#109 à #113). Amsterdam est le lieu où les cultures peuvent s’exprimer, et où elles peuvent être partagées par tous.
En dehors de cette diversité ethnique, Amsterdam reste une ville multiculturelle, à tous points de vue. Comme nous l’avons décrit, une ville permet aux groupes sociaux de se former librement, en fonction des centres d’intérêt. Pour montrer cette richesse, Johan van der Keuken filme quelques exemples de lieux de sociabilité, aux ambiances et populations différentes. Les joueurs de cartes et de tennis de table se retrouvent au Tafeltenniscentrum (littéralement « centre de tennis de table », #24) ; d’une fenêtre à l’autre, deux voisines discutent des banalités de la vie quotidienne (#47) ; chez des poissonniers amstellodamois classiques, les clients vont et viennent (#48). Ces trois séquences ont en commun d’avoir un son asynchrone, qui définit mal qui émet et à qui s’adresse la parole. Elles représentent ce que Johan van der Keuken connait déjà, la vie occidentale ou néerlandaise ordinaire. Un autre environnement fait l’objet d’une plus profonde immersion : la vie nocturne, représentée par la DJ Isis, ainsi que la photographe Cléo Campert. Elles ne se connaissent pas, mais le cinéaste les situe dans la même boîte de nuit sur la Rembrandtplein. Par ailleurs, Johan van der Keuken montre la tolérance de sa ville envers les homosexuels, à travers une scène d’amour impliquant trois couples : l’un hétérosexuel, le second lesbien et le dernier gay. Enfin, Johan van der Keuken n’oublie pas les exclus d’une ville où tout le monde semble trouver sa place. Un homme sans abri s’exclame ainsi : « La Hollande serait jolie, mais sous une bâche. » (#37). Plus loin, un clochard parcourt la ville pieds nus, après avoir dormi dans un parc (#52). Soucieux de donner la parole à ceux qui ne l’ont pas, Johan van der Keuken accorde une place importante au clochard aux pieds nus. Ce dernier devient un réel acteur, qui joue avec le cinéaste et converse volontiers de sa vie quotidienne – il n’est pas le sans abri que l’on prend en pitié195. La ville de Johan van der Keuken révèle les invisibles, les oubliés, pour livrer leur témoignage196.
Cette énumération, qui omet encore une foule de détails présents dans le film, évoque la multiplicité des situations saisies par Johan van der Keuken. Le réalisateur passe ainsi d’une échelle à l’autre, de la grande histoire aux multitudes de petits éléments, qui font ensemble la richesse d’Amsterdam Global Village197. En émerge un ensemble hétérogène, celui d’une vraie ville, où les habitants mènent tous des vies singulières.
Qualificatif de « village » : manipulation de l’auteur ou spécificité de la ville ?
Si l’on se réfère à la définition d’une ville, Amsterdam l’est bien à part entière. Intensité, hétérogénéité et densité sont des caractéristiques dont dispose la ville néerlandaises. Reste que le titre du film comprend aussi le mot « village », qui rentre directement en contradiction avec les autres mots du titre. Le concept de « global village » provient du philosophe et sociologue Marshall McLuhan. Dans La Galaxie Gutenberg, la genèse de l’homme typographique (1962), il théorise le rôle des différents médias dans les évolutions de la société, avec l’invention de l’imprimerie, puis des télécommunications198. Selon lui, la société tend vers un village global, influencé par les médias modernes (télévision, presse, cinéma, radio, etc.). Aujourd’hui, son analyse entre en écho avec l’influence d’internet, qui relie les hommes au delà des frontières, créant un monde à part entière avec une culture commune. Johan van der Keuken avait lu et apprécié les travaux de Marshall McLuhan. Mais pour son film, il a pris l’expression « global village » de l’auteur au pied de la lettre199.
« Je prends le mot littéralement : à Amsterdam le monde entier vit ensemble, mais c’est aussi un village.200 »
— Johan van der Keuken
Le titre d’Amsterdam Global Village recouvre donc deux réalités : d’un côté, un concept utilisé littéralement, de l’autre l’idée qu’Amsterdam est bien un village. Le fait que Johan van der Keuken considère sa ville comme un village (une impression trompeuse, selon ses mots201) peut faire référence à la petite taille de son centre-ville, ses rues étroites, ou peut-être à l’impression que tout le monde peut se connaitre. Khalid fait le lien entre plusieurs lieux et situations, ce qui peut en effet donner cette impression dans le film. Il apporte cette force de réseau là où le film est plutôt circulaire dans sa forme (nous reviendrons sur ce point). Pour autant, Johan van der Keuken a conscience que cette sensation de vivre ensemble n’est pas complètement idyllique ; elle est limitée. Les communautés vivent dans des espaces différents, et ne communiquent pas réellement. C’est le propre de la ville : une collection d’individus différents, étrangers les uns aux autres, qui se rassemblent en groupes sociaux choisis indépendants les uns des autres.
« C’est déjà quelque chose si nous vivons les uns à côtés des autres sans nous déranger, et que les différents territoires débordent un peu les uns sur les autres.202 »
— Johan van der Keuken
Que ces groupes sociaux puissent vivre en bonne intelligence dans la même ville est une belle chose en soi – encore que la violence du bureau d’immigration, et son atmosphère d’interrogatoire policier (#87), tend à relativiser cette vision203. Toujours est-il que cela ne fait pas d’Amsterdam un village, au contraire. Avec le hameau bolivien, Johan van der Keuken nous donne par ailleurs un exemple frappant de village et sa structure sociale traditionnelle, la mettant clairement en contraste avec celle de la ville, notamment par le témoignage de Roberto (#31). Dès lors, il nous apparait que le village du film, c’est le film lui-même. Par la mise en relation de situations hétéroclites, Johan van der Keuken construit une entité qui rassemble tous les groupes sociaux. En mettant en scène certaines rencontres (la DJ et la photographe), en filmant deux groupes ensemble (les skateurs et les coursiers), en superposant deux séquences (les travellings et la voix de Hennie), le cinéaste crée un espace commun et étroit qui nous parait être à l’échelle d’un village. Concrètement, le nombre de personnages vus ou entendus au cours du film approche, voire dépasse la population d’un village. Au moment du visionnage, c’est au spectateur de créer mentalement ce lieu, par association libre des éléments aperçus au cours du film. Nous continuons de penser que le film de Johan van der Keuken représente une ville. Néanmoins, cette connivence frappante entre les éléments disparates nous parait bien évoquer la structure minimale d’un village, surtout lorsque le réalisateur dépasse les barrières de l’intime, et nous transporte dans des réseaux imaginaires entre personnes singulières.
« J’ai toujours cru que la vie, c’était 777 vies en même temps.204 »
— Bert Schierbeek205, ami décédé de Johan van der Keuken. Le film lui est dédié.
152 VAN DER KEUKEN, Johan, Aventures d'un regard, Paris, Cahiers du cinéma, 1998, page 184
153 PY, Aurélien, Amsterdam Global Village de Johan van der Keuken, Crisnée, Yellow Now, 2006, page 6
154 DEREUX, Robin, Les films de Johan van der Keuken : un cinéma de la mémoire ?, Université Paris 8, 2001, page 37
155 Jean-Luc Godard, Serge Toubiana, Serge Daney, entre autres. Johan van der Keuken a fait l’objet de nombreux articles, qui seront d’ailleurs cités au gré de cette partie.
156 La conférence a eu lieu le 2 avril 2016 au Ciné 104 à Pantin, en présence de Nosh van der Lely (veuve du cinéaste), de Thierry Nouel, d’Hervé Gauville. Robin Dereux, qui a écrit une thèse sur Johan van der Keuken est intervenu depuis le public.
157 Cette cheminée m’a toujours captivée dans l’horizon d’Amsterdam.
158 WIKIPÉDIA, « Museumplein », 16 avril 2015, https://fr.wikipedia.org/wiki/Museumplein
159 WIKIPÉDIA, « Bijlmerramp », 1er août 2016, https://nl.wikipedia.org/wiki/Bijlmerramp (d’autres langues sont évidemment disponibles, mais la version néerlandaise de l’article est la plus complète et la plus rigoureuse)
160 BIJLMERMUSEUM, « De Bijlmer in tijd », 2016, https://bijlmermuseum.wordpress.com/de-bijlmer-in-tijd/
Le site BijlmerMuseum, en néerlandais, est une source d’informations conséquente sur le quartier du Bijlmermeer, du projet aux rénovations actuelles. Le sous-titre du blog est éloquent : « L’histoire d’une utopie critiquée ».
161 Nous y reviendrons, mais c’est la raison pour laquelle des séquences tournées dans d’autres pays ont été supprimées.
162 Une recherche d’images sur Google avec le mot « Amsterdam » conforte cette impression.
163 Le site internet Amsterdamse bruggen répertorie les 1833 ponts (au moins) d’Amsterdam. http://www.bruggenvanamsterdam.nl/
164 VAN DER ZEE, Renate, « How Amsterdam became the bicycle capital of the world », 5 mai 2015, https://www.theguardian.com/cities/2015/may/05/amsterdam-bicycle-capital-world-transport-cycling-kindermoord
165 POUCHARD, Alexandre, « Amsterdam dépassée par le succès du vélo », 22 novembre 2012, http://www.lemonde.fr/mobilite/article/2012/11/22/amsterdam-depassee-par-le-succes-du-velo_1792570_1653095.html
166 Nous n’avons pas réussi à trouver la date exacte, qui est normalement l’un des samedis de novembre.
167 WIKIPÉDIA, « Saint Nicholas », 29 juillet 2016, https://en.wikipedia.org/wiki/Saint_Nicholas
168 Sans entrer dans les détails du débat, les acteurs blancs et la couleur de peau du personnage font controverse. Le poids de la tradition doit aujourd’hui affronter ses antécédents racistes, au point que le déguisement et le grimage est interdit depuis 2014.
169 LAKMAKER, Joosje, « Sinterklaas : de blijde incomste », 12 octobre 2011, http://www.isgeschiedenis.nl/archiefstukken/sinterklaas_de_blijde_incomste/
170 NOUEL, Thierry, « Ailleurs est ici », La Revue Documentaire, N°16, 2000, page 3
La photocopie de cet article nous a été envoyé par Thierry Nouel, il se peut que la pagination soit différente dans la revue où le texte à été publié.
171 Selon le site touristique de la ville, qui cite également Leidseplein et Rembrandtplein. Ces trois lieux sont toujours très fréquentés, et pas uniquement le Jour de l’An. http://www.iamsterdam.com/nl/uit-in-amsterdam/uit/oud-en-nieuw-vieren
172 VAN DER KEUKEN, Johan, « Méandres », Trafic, n°13, hiver 1995, page 15
173 Depuis 2014, le prince Willem-Alexander a succédé à Beatrix : la fête est devenue celle du roi, après 129 ans de règne féminin. Elle a désormais lieu le 27 avril.
174 PY, Aurélien, Amsterdam Global Village de Johan van der Keuken, Crisnée, Yellow Now, 2006, page 86
175 NOUEL, Thierry, « Ailleurs est ici », La Revue Documentaire, N°16, 2000, page 3
176 PY, Aurélien, Amsterdam Global Village de Johan van der Keuken, Crisnée, Yellow Now, 2006, page 27
177 GEMEENTE AMSTERDAM, « Geschiedenis Vondelpark 1864-1996 », 30 juillet 2015https://www.amsterdam.nl/toerisme-vrije-tijd/groen-amsterdam/parken/parken-zuid/vondelpark/geschiedenis/
178 VAN DER KEUKEN, Johan, Aventures d'un regard, Paris, Cahiers du cinéma, 1998, page 184
179 KAGANSKI, Serge, « Amsterdam Global Village », Les Inrockuptibles, 30 novembre 1996, http://www.lesinrocks.com/cinema/films-a-l-affiche/amsterdam-global-village/
180 OIS, « Bevolking », Onderzoek, Informatie en Statistiek, 2016, http://www.ois.amsterdam.nl/visualisatie/bevolking.html
181 PY, Aurélien, Amsterdam Global Village de Johan van der Keuken, Crisnée, Yellow Now, 2006, page 30
182 OIS, « Bevolking », Onderzoek, Informatie en Statistiek, 2016, http://www.ois.amsterdam.nl/visualisatie/bevolking.html
183 PY, Aurélien, Amsterdam Global Village de Johan van der Keuken, Crisnée, Yellow Now, 2006, page 14
184 PISTERS, Patricia, « Form, punch, caress : Johan van der Keuken's global Amsterdam ». In : DE WAARD, Marco dir., Imagining global Amsterdam: history, culture, and geography in a world city, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2012, page 134
185 VAN DER BURG, Jos, « Amsterdam, Global Village », De Film Krant, 1996, http://www.filmkrant.nl/_titelindex_A/1123
186 Ibid.
187 PISTERS, Patricia, « Form, punch, caress : Johan van der Keuken's global Amsterdam ». In : DE WAARD, Marco dir., Imagining global Amsterdam: history, culture, and geography in a world city, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2012, page 137
188 DEREUX, Robin, Les films de Johan van der Keuken : un cinéma de la mémoire ?, Université Paris 8, 2001, page 800
189 PY, Aurélien, Amsterdam Global Village de Johan van der Keuken, Crisnée, Yellow Now, 2006, page 20
190 Notre découpage technique nous a permis de mesurer le temps d’apparition des personnage et l’importance des thèmes évoqués durant le film. Pour Borz-Ali, le résultat nous a surpris, car nous pensions que Khalid serait, de loin, le personnage le plus vu à l’écran.
191 VAN DER BURG, Jos, « Amsterdam, Global Village », De Film Krant, 1996, http://www.filmkrant.nl/_titelindex_A/1123
192 PY, Aurélien, Amsterdam Global Village de Johan van der Keuken, Crisnée, Yellow Now, 2006, page 98
193 ELSAESSER, Thomas, European cinema : face to face with Hollywood, Amsterdam, Amsterdam UP, 2005, page 210
194 VAN DER BURG, Jos, « Amsterdam, Global Village », De Film Krant, 1996, http://www.filmkrant.nl/_titelindex_A/1123
195 FROGER, Marion, « Mitoyenneté dans le cinéma urbain de Johan van der Keuken », Intermédialités : histoire et théorie des arts, des lettres et des techniques, n°14, 2009, page 135
196 DEREUX, Robin, Les films de Johan van der Keuken : un cinéma de la mémoire ?, Université Paris 8, 2001, page 380
197 NOUEL, Thierry, « Ailleurs est ici », La Revue Documentaire, N°16, 2000, page 2
198 FARGIER, Jean-Paul, « J’@% », Images documentaires, n°29/30, 4ème trimestre 1997–1er trimestre 1998, page 27
199 DEREUX, Robin, Les films de Johan van der Keuken : un cinéma de la mémoire ?, Université Paris 8, 2001, page 343
200 VAN DER BURG, Jos, « Amsterdam, Global Village », De Film Krant, 1996, http://www.filmkrant.nl/_titelindex_A/1123
201 VAN DER KEUKEN, Johan, Aventures d'un regard, Paris, Cahiers du cinéma, 1998, page 183
202 VAN DER BURG, Jos, « Amsterdam, Global Village », De Film Krant, 1996, http://www.filmkrant.nl/_titelindex_A/1123
203 DEREUX, Robin, Les films de Johan van der Keuken : un cinéma de la mémoire ?, Université Paris 8, 2001, page 391
204 Cette citation apparait au début du générique de fin d’Amsterdam Global Village.
205 Écrivain et poète, apparenté au mouvement des Vijftigers et membre du groupe COBRA.
Johan van der Keuken est un cinéaste inclassable, qui mélange habilement les techniques du cinéma de fiction et de « cinéma direct » (il abhorrait le mot « documentaire ») pour construire ses films206. Cette technique lui a servi à créer une ville, sa ville, dans Amsterdam Global Village. Nous avons tenté d’expliquer comment la ville construite et sociale est représentée dans le film. Mais peut-être que le tour de force du film, c’est de réussir à nous faire « toucher » le réel plutôt que le représenter. Dans son film Vers le Sud (1981), Johan van der Keuken fait entrer sa main dans le cadre filmé et touche un mur en prononçant la phrase « Il est difficile de toucher le réel », une préoccupation qui jalonne le film207, mais aussi la carrière du réalisateur. Il nous semble que, malgré la difficulté, Johan van der Keuken y parvient dans ses films, et Amsterdam Global Village ne fait pas exception. L’impression de réalité dans Amsterdam Global Village est saisissante, alors même que les scènes peuvent être totalement jouées (la scène d’amour en étant l’exemple ultime). Cette sensation de toucher est accentuée par l’utilisation d’objectifs à longue focale, qui rétrécit les perspectives et focalise sur très peu d’éléments. De même, la longue focale implique un contact très fort avec ce qui est montré, les visages, les textures, comme si nous étions, spectateur, très près de la « cible ». Mais l’outil ne suffit pas. Si Johan van der Keuken parvient à nous faire « toucher » ce réel à travers l’écran, c’est aussi parce qu’il met en tension des éléments inventés et réels, de sorte que l’on perd le sens des repères ordinaires208. Ainsi, le cinéaste développe une ville qui déborde de la seule représentation d’Amsterdam. Nous allons tenter d’explorer l’imaginaire de cette ville, inspirée par Amsterdam, et recomposée par le réalisateur.
Morphologie d’une ville
La forme circulaire de l’œuvre, du diagramme au récit
Dans sa note d’intention pour Amsterdam Global Village, Johan van der Keuken dessine trois diagrammes représentant Amsterdam. Comme nous l’a expliqué Thierry Nouel, le cinéaste a souvent eu recours à des schémas pour développer ses idées de films. Il nous semble que ces diagrammes pourraient être utilisés pour un projet d’architecture ou d’urbanisme. C’est peut-être cette caractéristique qui a attiré notre attention, au point de nous faire réaliser la carte des lieux de tournage. On l’a évoqué, l’ordre des lieux ne correspond pas aux trajectoires des diagrammes. Il apparait, dès lors, que ces dessins sont matérialisés par la forme cinématographique, qui ordonne la ville d’une autre manière.
Les trois dessins ont une forme symbolique de pomme. Dans sa note d’intention, Johan van der Keuken explique son projet avec ces mots :
« Nous voyageons à travers la ville sur trois niveaux : l’eau, la terre ferme, les airs. Nous nous déplaçons le long des lignes de force de l’archétype amstellodamois, la petite pomme magique des années soixante, formée des anneaux concentriques des canaux et des terres qui cernent le Damrak, le Rokin et le Munt qui en constituent la queue et le trognon209. »
— Johan van der Keuken
La « petite pomme magique » fait référence au symbole du mouvement Provo210. Ce groupe libertaire des années 60 intervenait lors de happenings ou de manifestations. Il s’est illustré par des pratiques urbaines originales (les « plans blancs », avec entre autres la mise en circulation de vélos blancs en libre circulation) et des actions politiques et artistiques qui ont préfiguré Mai 68211. Le symbole de la pomme est imaginé par Robert Jasper Grootveld pour représenter Amsterdam, ses canaux (la forme de pomme), la rivière Amstel (la queue) et la statue du Lieverdje sur la place du Spui, où les happenings avaient lieu (le point au milieu)212. Johan van der Keuken ajoute à cela des flèches, donnant le sens des travellings que nous avons déjà décrits, ainsi que des lignes s’échappant vers l’étranger (diagramme 1). La construction du film répercute cette forme elliptique, avec des retours sur des images vues précédemment : DJ Isis marche toujours avec sa valise pleine de vinyles, le petit Ayni a désormais grandi et joue avec un ballon, les canaux sont sous la neige, l’hiver est là. Le cinéaste boucle ainsi sa forme de ville, comme si nous avions gravité autour du centre sans jamais l’atteindre213. Dans la ville de Johan van der Keuken, le centre n’existe pas, tout est éclaté sur des anneaux concentriques. Pour Thomas Elsaesser, l’Amsterdam de Johan van der Keuken est aussi un rhizome, reprenant là un qualificatif de la ville attribué par Gilles Deleuze214. Le personnage de Khalid représente cette forme de lien entre les éléments, en étant le seul personnage capable d’aller d’un côté à l’autre de l’anneau. Enfin, le mouvement circulaire est interrompu par les sauts vers d’autres contrées215, représentés sur les diagrammes par ces lignes fuyantes (diagramme 1).
L’expérience contemplative par le travelling
En plus d’offrir un catalogue d’architecture d’Amsterdam, les travellings du film représentent le mieux la forme concentrique exprimée par les diagrammes. Les travellings représentent « l’Immuable », comme l’explique Thierry Nouel216 :
« C’est comme si nous étions embarqués sur un convoi qui jamais ne stationne, à un poste d’observation d’où notre œil peut observer tranquillement la vie des habitants, agencement confus ou géométriques des paysages urbains, constater l’éternel [sic] rotation des constructions et des destructions, et jouir de la variation cyclique des saisons et du renouvellement magnifique de la lumière.217 »
— Thierry Nouel
Contempler la ville, parfois sans mot, parfois sans son, voilà l’enjeu des travellings. Ce sont des respirations, des éléments de transition entre les séquences, jouant ainsi le rôle de la permanence alors que les histoires se succèdent. Quand Johan van der Keuken revient à Amsterdam, il constate que la population et l’atmosphère de la ville ont changé, tandis que les canaux sont restés les mêmes. Les canaux représentent la « structure de la bonne vieille Amsterdam218 ». Pour suggérer cette permanence, Johan van der Keuken filme les rues vides, permettant ainsi au spectateur de se concentrer uniquement sur le bâti, et d’observer la ville au rythme du déplacement. Le vide signifié fait rentrer les travelling en conflit avec les autres séquences, pleines d’action. Nous reviendrons sur cette notion de plein et de vide plus loin. Par moment, les travelling linéaires sont interrompus par un élément qui attire l’œil du cinéaste : deux jeunes filles mystérieuses, prostrées à leur fenêtre (#22), sur laquelle la caméra recadre plusieurs fois ; une passante au blouson vert, qui marche jusqu’à une boîte aux lettres (#18). Ces ruptures dans la continuité concentrent l’attention de la caméra et du spectateur, signe que le mouvement existe toujours, malgré la permanence de la brique.
Le passage d’une strate à l’autre dans l’espace : eau, terre, ciel
Pour se déplacer dans la ville, Johan van der Keuken opère sur trois plans, décrits par son deuxième diagramme. En bas, c’est l’eau des canaux, l’eau de l’Amstel, parcourue par bateau. Au milieu, c’est la terre, les rues, la route, parcourue à pied, en voiture ou en moto. En haut, c’est le ciel, parcouru par avion, hélicoptère ou par la caméra. La ville du cinéaste existe dans toutes ces dimensions, qui communiquent entre elles par la force du film.
L’eau. C’est le mouvement permanent, fluide, flottant. En bas, l’eau révèle ses reflets, et la caméra monte vers l’architecture pour faire apparaitre les fenêtres, les textures des murs219 : elle accède ainsi au niveau supérieur de la terre. Avant même de choisir le thème de la ville multiculturelle, Johan van der Keuken a observé les reflets de l’eau devant sa maison220. Il n’avait jamais prêté attention à ces reflets, montrant ainsi que l’on s’habitue à des détails pourtant singuliers. Révéler cette évidence, c’est le rôle des plans sur l’eau, montrer la beauté de ces reflets, la fluidité de l’eau, les changements de texture. L’eau glisse comme le temps, dans le sens des aiguilles d’une montre. Certaines transitions entre l’eau et la terre sont abruptes, comme celle qui succède à l’épisode de Tchétchénie, et qui remonte doucement sur les ponts pour Koninginnedag. L’eau, d’Amsterdam, c’est aussi une partition musicale, sur laquelle résonnent des airs asiatiques (#41), les carillons de Westerkerk (#91) ou l’orchestre du Concertgebouw (#118), faisant ainsi la transition vers le sol (le Concertgebouw) ou les airs (le clocher de Westerkerk). L’eau, c’est aussi le cœur de la ville. Au milieu du film, le travelling glisse sur la fin du Singel pour nous mener vers le front de port, près de la gare centrale (#68), près de l’endroit où Sinterklaas arrive en début de film, bouclant ainsi un premier trajet.
La terre. Logiquement, c’est sur la terre ferme que se passe la majorité du film. Lorsque la caméra circule, c’est latéralement, de droite à gauche, au cours des travellings. La ville devient alors mélancolique, avec quelques notes de piano qui soulignent la tristesse de la guerre, après la rencontre avec Borz-Ali (#16) et après le contrôle des étrangers à l’aéroport (#88). Les travellings terriens sont aussi ceux qui suivent les personnages, DJ Isis nous montre la ville de nuit (#78) avec sa lourde valise de vinyles. Et Khalid conduit sa moto à toute vitesse, accélérant la fin du film, hors de la ville, hors des rues animées du centre (#124). Tout comme l’apparition de la dame au blouson vert, ces travellings laissent d’abord la ville s’exprimer seule avant que l’humain au centre reprenne le dessus, nous guidant vers notre point d’arrivée : une discothèque, la fin du monde, une simple boîte aux lettres. Hors des déplacements latéraux, la ville ne se parcourt jamais de face. Dans sa note d’intention, Johan van der Keuken annonce des zigzags « entre les trams et les voitures dans les rues transversales animées » ou des trajets « en voiture dans les embouteillages ». En fait de trajets dans la ville, il ne restera que la caméra embarqué de l’alter ego Khalid, l’homme qui parcourt le rhizome de la ville circulaire. Mais son visage occupe la plus grande part du cadre, à contresens de la marche, et ces trajets physiques deviennent des trajets mentaux.
L’air. Évidemment, c’est un espace moins accessible. Mais en montant le clocher de la Westerkerk (#89), on peut s’en rapprocher. La ville est tellement plate que la moindre tour s’en détache, permettant d’observer les rues et les canaux depuis ses hauteurs. On redescend ensuite, mais la musique du carillon reste dans les airs. Un peu avant, à défaut de rejoindre le ciel, on peut observer ceux qui l’empruntent : un avion (#86) nous fait revenir du terrain vague de Sarajevo. Également dans la même séquence, la cheminée de la centrale Nuon apparait comme une fabrique à nuages. À deux reprises, la caméra de Johan van der Keuken s’envole réellement. La première fois, c’est hors de la ville, au-dessus de la Cordillère des Andes (#32). Du sol, on s’envole par un air de flûte de Roberto, qui joue à sa fenêtre. Mais ce voyage est-il bien réel ? Nous reviendrons plus tard sur ces visions de voyages. Le deuxième survol se fait au dessus d’Amsterdam (#46). Ici, pas d’envol progressif, l’arrivée aérienne d’Amsterdam se fait abruptement entre les danses ghanéennes et les discussions des fenêtres amstellodamoises.
« Nous survolons la ville, au-dessus du dessin à nul autre pareil des toits et des voies d'eau qui nous coupe toujours le souffle, au retour d'un voyage. A chaque fois, lorsque nous replongeons, à la suite d'une longue absence, dans cette image resplendissante, nous savons que ce lieu est le nôtre, que nous sommes ici chez nous221. »
— Johan van der Keuken
Le tracé de la ville, ses canaux concentriques, les bâtiments, nous l’avons dit, c’est le permanent. La vision du ciel, comme les travellings au sol, est dépourvue de personnages – ne restent plus alors que les lignes structurantes de la ville. Les trajets de survol s’approchent en effet nettement des diagrammes. D’abord, on survole le périphérique à l’est (Diemen), qui nous mène ensuite aux confins de la ville au nord-ouest (à Zaandam, sur la rivière Zaan). Puis on survole le tunnel au nord de la ville, et là démarre le vol concentrique sur les canaux à l’ouest ; on voit la Westerkerk de plus près, comme pour annoncer la séquence du carillonneur, et le trajet se termine sur la queue de la « pomme magique », au Damrak222. En une courte séquence, le cinéaste résume la morphologie concentrique de la ville, et nous amène en son cœur, par où nous sommes arrivés au début du film, avec Sinterklaas. La boucle est bouclée.
Perméabilité de la ville
Traverser la surface
Notre perception visuelle et nos mouvements s’arrêtent sur des surfaces. Opaques, transparentes, rugueuses, lisses, colorées, réfléchissantes, elles ont des caractéristiques que nous pouvons décrire. La question de la surface est abordée dans tous les films de Johan van der Keuken223. Amsterdam Global Village, n’échappe pas à la règle, même si la thématique nous parait moins importante que dans d’autres films du cinéaste. Les travellings, que nous avons déjà évoqués, capturent les surfaces de la ville et nous laissent apprécier leurs formes, souvent planes. La ville est alors décrite dans ses textures, ses couleurs, sa réponse à la lumière. À l’intérieur des bâtiments, quelques surfaces de mur attirent l’attention du cinéaste, comme le mur rugueux de chez Roberto (#11) ou les scores de football, écrits au feutre sur le mur de la salle de pause des coursiers (#49). Mais là où la question de la surface nous parait intéressante, c’est quand Johan van der Keuken cherche à la déjouer. Au début du film, un travelling sur l’eau est transformé par la présence à leur fenêtre de deux adolescentes (#22). Johan van der Keuken « fond dessus », et après quelques plans sur ces deux jeunes filles mystérieuses, elles disparaissent derrière le reflet de la fenêtre. Ce plan étrange trouve sa résolution à la fin du film224, avec d’abord une façade vide (#118), puis l’apparition d’une femme en peignoir à sa fenêtre (#120). Et là, alors que le travelling semble s’éloigner, la caméra apparait derrière la femme, chez elle. Elle se retourne, retire son peignoir, un homme s’approche d’elle. Ils s’embrassent, et font l’amour. S’entremêlent ensuite les rapports hétérosexuels et homosexuels, dans une valse des corps. La ville de Johan van der Keuken est perméable, elle ne s’arrête pas à la façade d’un bâtiment. En l’occurrence, il s’agit probablement de la séquence la plus mise en scène du film, mais elle parait toujours aussi réelle225. Ce passage de l’extérieur à l’intérieur est une entrée dans l’intimité la plus totale. En plus de l’intime, c’est l’idée que la bulle narrative peut éclater et laisser place aux corps nus226. L’espace devient aussi conceptuel que le film : les êtres humains sont mis en contexte, mais mis hors de l’espace par le rideau. La séquence d’amour transgresse les limites de la ville ordinaire. Dans l’Amsterdam de Johan van der Keuken, la surface peut être traversée pour observer la vie intime avec tendresse, au point peut-être de gêner le spectateur227.
Les sauts dans l’espace et le temps pour simuler la spatialité
Pour explorer l’architecture et la ville à travers le cinéma, encore faut-il donner l’impression d’espace. Johan van der Keuken accorde une grande importance à la composition d’un espace par des plans successifs. Il résume ainsi sa méthode :
« Il y a donc grossièrement deux sortes de déplacement du cadre : il y en a un qui cherche à l'intérieur du même plan à ajouter une nouvelle information – c'est donc plusieurs cadres dans le même plan – et un autre qui pour moi est assez personnel et qui consiste à conserver presque le même point de vue mais en déplaçant légèrement les relations spatiales à l'intérieur du cadre, pour précisément accentuer ce "presque". Il y a beaucoup de choses qui sont pareilles. Montrer le réel consiste donc à multiplier ces "presque"228 »
Cette conception de l’espace par approximation est utilisée durant tout le film, et il serait inutile de tout résumer. Certaines séquences sont cependant intéressantes à relever, pour comprendre comment le montage de Johan van der Keuken se joue des distances et du temps pour composer sa propre conception de la ville. Le montage par approximation sert évidemment à rendre compte des espaces intérieurs, voire intimes229. Par exemple, l’appartement de Roberto est très justement mis en images (après le parcours dans le Bijlmer que nous avons évoqué), et l’on a une perception assez aboutie de l’agencement des pièces. Mais l’appartement est transporté dans le temps, avec une ellipse entre le moment où Aletta est enceinte, et la scène du bain d’Ayni. En vérité, le cinéaste a eu un coup de chance : la lumière était la même les deux jours de tournage. La réalité rejoint la fiction, et l’espace peut traverser le temps avec légèreté. Autre exemple frappant : la poissonnerie, un espace particulièrement étroit (une des clientes doit s’écarter de la porte pour en laisser sortir une autre) qui n’autorise pas un grand nombre de points de vue. Le cinéaste se place alors au milieu, et opère par panoramiques successifs, interrompus par le présentoir de poissons, que l’on situe plus tard dans la séquence. La notion de « presque » se précise avec la répétition des plans : la caméra se replace à l’extérieur pour montrer la devanture du magasin. Puis elle cadre le couple de poissonniers, et dans un lent mouvement de décadrage, couvre de nouveau les objets du magasin, pour finir sur un gros plan de homard en plastique. En une série de procédés différents (panoramiques rapides, décadrages, contre-plongée, inserts puis mise en situation), Johan van der Keuken rend compte des espaces, même les plus exigus.
Cette façon de construire l’espace devient encore plus intéressante lorsqu’elle permet au cinéaste d’inventer des relations entre des lieux différents. Nous avons déjà évoqué la séquence des restaurants rapides et du coffeeshop (#70 à #76). Il est difficile de réellement distinguer tous les restaurants, sauf à prêter attention aux détails. Par la force des gros plans, la relative homogénéité de la décoration, et la succession d’écrans de télévision, les lieux se confondent, jusqu’à la claire interruption de l’énumération par un restaurant surinamien, orienté différemment. Après la séquence dans le coffeeshop, un travelling nocturne dans une rue animée tend à faire revenir l’action à l’extérieur des restaurants rapides qu’on vient de quitter. Par association d’idées, Johan van der Keuken parvient à nous faire croire que ces lieux sont soit confondus, soit proches les uns des autres. Le cinéaste utilise également les couleurs et les textures pour produire ces illusions. Sur le Damrak, deux amis sans abri expriment avec humour leur désarroi face à la pluie (#37). Le sol pavé est mouillé, et la caméra se place derrière l’un des deux hommes, qui prend une pose de statue. La rue est animée, un tram passe. Mais soudainement, le plan suivant nous transporte devant l’école maternelle où étudient les enfants chinois. Les lignes, les couleurs, et l’homogénéité du sol mouillé donnent l’impression que les deux lieux sont proches, voire en face l’un de l’autre. Le même procédé est utilisé pour relier les plans sur la Westerkerk, cachée par des arbres ; on passe ensuite à des habitants de péniches qui se détendent sur les pontons, puis un jardin où une photographe prend des clichés de nus. Les feuillages, le son des carillons puis le retour des arbres tend à rapprocher ces espace distants. Évidemment, les saisons ont à voir avec cette cohérence : les couleurs de l’hiver se distinguent clairement de celles de l’été. Mais cette cohérence spatiale nous parait intéressante pour brouiller les pistes, et faire croire à une forte proximité entre les lieux et les situation. Johan van der Keuken montre ainsi sa volonté de suggérer un petit village où chaque élément se relie à l’autre par association d’idées.
La trajectoire des personnages
Par décadrages et sauts successifs dans l’espace, Johan van der Keuken documente également sa propre présence dans l’espace. Difficile d’ignorer que le réalisateur est également un personnage de son propre film. Ainsi, lorsqu’il se trouve sur le marché surinamien (#13), le cinéaste-cadreur est insulté et interpellé par diverses personnes, vraisemblablement parce que sa présence dérange. Un homme a une réaction bien plus curieuse : il s’approche de l’objectif de la caméra et l’observe attentivement, puis se retire lentement. Ce rapport physique au filmage se retrouve dans la manière de filmer les trajectoires de personnages. Lorsque le clochard marche pieds nus sur le sol en pavés (#52), le cinéaste le filme en faisant des décadrages entre le visage de l’homme, ses pieds et l’arrière-plan, représentant le trajet autant que les sensations infimes des pieds nus sur le sol. Ce qui est frappant dans cette séquence, c’est la lenteur du filmage, l’absence d’ellipse, pour faire ressentir les mêmes douleurs du réveil que cet homme, sur une distance pourtant très courte, qui devient un long périple. Sur une distance plus importante comme sur le trajet d’Aletta et Roberto (#9 et #10), ce sont au contraire les plans fixes successifs qui restituent l’impression de longueur du trajet dans le métro, et la grande échelle du Bijlmer. Ainsi, le filmage et le montage de Johan van der Keuken modulent distances et durées.
L’entrée d’Aletta et de Roberto dans leur logement permet aussi de mettre en lumière la faculté qu’ont les personnages de pénétrer dans des lieux personnels, alors qu’ils sont suivis par la caméra. Certains personnages traversent particulièrement bien les espaces230. C’est le cas de Khalid, évidemment, qui entre « inopinément » chez des photographes (#36, #92) ou au coffeeshop. Khalid est le lien entre la rue et l’espace privé/professionnel ; dans la ville de Johan van der Keuken, c’est un guide. La mystérieuse DJ Isis (dont on ne sait rien, si ce n’est la profession) est l’autre personnage à la faculté de percer les surfaces. Après avoir porté sa valise de vinyles (#80), la DJ rentre dans le club Escape, sans avoir à attendre comme les clients. Elle donne un passe-droit au spectateur, qui la suit alors jusqu’aux platines. L’entrée dans le club se fait donc en deux temps : d’abord, l’impression de façades hermétiques lorsque DJ Isis passe devant ; puis, à l’arrivée devant la boîte de nuit, le mouvement perpendiculaire permet de rentrer là où c’était impossible (trop compact, trop discret). Ce que montrent ces personnages, c’est que la ville donne l’illusion d’être ouverte, reliée de l’intérieur vers l’extérieur, et non une succession d’espaces hermétiques et non communicants.
Ville rêvée
Jusqu’ici, nous avons essentiellement évoqué cette faculté de transgression avec laquelle Johan van der Keuken considère l’espace urbain. Mais vu du regard de spectateur d’Amsterdam Global Village, c’est que le film bascule, tôt ou tard, dans une abstraction qu’il devient difficile de considérer comme « documentaire ». Les auteurs n’ont pas tous le même point de vue quant au moment exact où le basculement vers l’abstraction s’opère. Pour Aurélien Py, ce serait au premier tiers du film, lorsque le filmage de la salle de pause des coursiers devient complètement erratique, sur des rythmes de techno hardcore231. Selon Robin Dereux, la première partie du film est plus improvisée, la seconde plus artificielle232, sachant que le montage fait se succéder des séquences improvisées et d’autres plus préparées, dans les deux parties du film. Tous les auteurs s’accordent, en revanche, concernant la fin du film, où l’abstraction atteint son apogée : la scène du rêve. Dans les prochains paragraphes, nous allons explorer la ville rêvée par Johan van der Keuken et comment elle se connecte avec le monde.
Ruines et recompositions : les échappées à l’étranger
Nous avons abordé ces échappées dans une moindre mesure, entre autres parce qu’elles évoquent des contrées extérieures à la ville représentée. Elles restent importantes dans la représentation d’une ville mondialisée. Quatre échappées rythment le récit : le village bolivien, où Roberto est né ; Grozny et le village de la famille de Borz-Ali ; Sarajevo, relié au groupe Sikter ; la maison en Zélande où Adrie était caché. À noter qu’à l’origine, d’autres voyages étaient prévus : l’un à Londres, réunissant Cléo Campert et DJ Isis ; l’autre en Thaïlande, après le match de boxe. Le premier n’a pas été monté, le second a été retiré après quatre ans de diffusion du film233, pour éviter de systématiser les effets. Nous n’allons pas revenir sur l’échappée en Zélande, qui est très pragmatique et sur une courte distance. Le cinéaste filme le trajet en voiture, et l’on ressent réellement la distance qui sépare Amsterdam de la vieille maison. Les deux échappées principales, celles en Bolivie et en Tchétchénie, se ressemblent du fait qu’elles partent du logement de Roberto et de Borz-Ali, respectivement. Roberto joue de la flûte à sa fenêtre, sur les notes de musique, la caméra s’élève dans les airs, et on atterrit, non pas à La Paz234, mais dans un minuscule village. Johan van der Keuken simule un « atterrissage » avec un mouvement et un zoom simultané sur les montagnes (effet presque hitchcockien), donnant l’illusion que ce village est à quelques battements d’aile235. Après la séquence de fête au village, puis celle de l’histoire tragique de la mère de Roberto, on revient à Amsterdam sur le bébé endormi Ayni, et des plans sur les visages d’Aletta et Roberto s’enchainent. Et si tout cela n’était qu’un rêve, celui d’Ayni236 ? La même stratégie est utilisée avec Borz Ali, qui voit d’abord son pays en guerre à la télévision. Ce sont des plans sur ses mains qui ouvrent et ferment le voyage en Tchétchénie. Les lieux visités semblent être des mémoires, des pensées : Amsterdam Global Village est aussi un voyage mental237. Dans la deuxième partie du film, Johan van der Keuken ne fait plus usage de ces transitions douces vers l’ailleurs. Sur Leidseplein, il filme l’intervention d’un groupe de rock d’origine bosniaque, qui délivre des textes acerbes sur la situation de guerre en Bosnie. Pendant que la musique d’un concert du groupe retentit, on est projeté sur un terrain vague, où des enfants jouent au football. De prime abord, on pourrait encore se trouver à Amsterdam, mais le passage d’un véhicule de l’ONU nous repositionne dans l’espace : on est à Sarajevo. Cette séquence est un recyclage de plans tournés durant le festival du film de Sarajevo238 en 1993, alors que la ville est assiégée239.
Ces trois séquences ont ceci en commun qu’elles présentent trois non-lieux : un village perdu, deux villes en ruines, où la vie urbaine est mise à mal. Les deux villes détruites sont sans singularités, le village dans les montagnes est ordinaire. En comparaison, la vie à Amsterdam est libre, paisible, confortable, particulière. Symboliquement, elle est le lieu de la recomposition, où chacun peut reconstruire une autre vie, loin des drames quotidiens de la guerre ou de la misère. Amsterdam apparait comme une utopie épicurienne, où les plaisirs du quotidien pansent les plaies. En réalisant son film, Johan van der Keuken n’avait pas fait attention à un détail particulièrement frappant qui ponctue le récit240 : la figure de la mère. Celle de Roberto ne l’a pas vue pendant 10 ans, période durant laquelle elle a souffert de violences conjugales, d’abandon et de la mort de quatre de ses enfants. Celle de Borz-Ali le supplie de rester en Tchétchénie, et le fils ne peut répondre. Adrie aurait pu perdre sa mère Hennie pendant la guerre, si elle avait choisi de rejoindre son mari au camp de travail. Thierry Nouel en tire la conclusion qu’Amsterdam est un « utérus », où les personnages renaissent241 : c’est la ville originelle, qui force ses habitants à se défaire de leur mère, la vraie, connectée virtuellement à eux par la tradition (Roberto) ou les écrans (Borz-Ali).
Expérience du vide
Alors que Chris Marker et Pierre Lhomme choisissent, dans Le Joli Mai, d’énumérer les quantités de ressources consommées quotidiennement par Paris via une voix-off, van der Keuken se contente de plans sur une usine d’incinération de déchets, dans une série de plans qui rappelle les symphonies urbaines des années 20. Voilà le bilan de la ville de Johan van der Keuken : une montagne de déchets, déplacés par une énorme pince mécanique, et des avions qui atterrissent. Là où l’inventaire à la Prévert de Chris Marker et Pierre Lhomme était humoristique, la séquence d’Amsterdam Global Village est d’une grande froideur. Elle interroge directement la notion du vide en l’absence d’être humains. Cela n’est pas sans rappeler les travelling sur la ville encore endormie (#118) ou ceux sur des parcelles en chantier (#18) : par opération de contraste, Johan van der Keuken rend mieux compte de la ville en activité par ailleurs.
La construction du film par pleins et vides rappelle, pour Robin Dereux, une description des pommes de Cézanne par Picasso, et citée par Thomas Tode :
« Si tu regardes les pommes de Cézanne, tu t'aperçois qu'il n'a pas peint des pommes en tant que telles. Ce qu'il a merveilleusement bien représenté, c'est le poids qu'exerce l'espace environnant sur la surface d'une forme ronde. La forme proprement dite n'est qu'un contour vide sur lequel s'exerce la pression de l'espace alentour, de sorte à créer l'illusion d'une pomme, bien qu'elle n'existe pas en réalité. Ce qui importe, c'est l'impact rythmique de l'espace sur la forme.242 »
— Pablo Picasso
Robin Dereux voit ici un éloge de la manière dont Johan van der Keuken enchaîne les pleins et les vides pour les révéler. C’est une forme de complémentarité, comme le Yin et le Yang, où les éléments ne peuvent exister les uns sans les autres243. Ainsi la ville de Johan van der Keuken joue sur ces pleins et ces vides, ces jeux de présence et d’absence, où le tout se forme à partir de la combinaison des éléments.
Le mouvement pur : la séquence des mouettes
En deuxième partie du film, Johan van der Keuken accélère le tempo du montage, et dérègle la vision de la ville qu’il avait montrée jusque là. Progressivement, les images se succèdent sans leur donner de fin ni de cohérence.
« Ainsi Amsterdam Global Village renverse-t-il par sa structure tout ce qui avait été mis en place dans la première partie du film. On perd la « fluidité » du début (les voyages s'intercalent inopinément, les rituels narratifs sont brisés, le premier commentaire en voix off de van der Keuken surgit après plus de trois heures de film, à un quart d'heure de la fin). Peu à peu l'idée de « documenter » s'effondre et laisse place à un message plus physique, un art brut.244 »
— Robin Dereux
Il nous semble que la séquence des mouettes est emblématique de ce dérèglement de l’image (#123). On y voit une dame (en fait la sœur du réalisateur245) jeter du pain aux oiseaux, qui tournoient dans les airs. La séquence intervient juste après la scène d’amour, le film semble s’être conclu par le passage au travers de la surface. Mais là, Johan van der Keuken nous propose une autre vision de la ville : celle d’une mouette. La caméra tournoie, on reconnait à peine les lieux (Montelbaanstoren est visible au loin), et cela n’a plus d’importance. Le sens de la ville n’existe plus, elle se disperse dans une tornade de mouvements : battements d’ailes, reflets de l’eau, péniches et éléments urbains qui défilent à une vitesse folle. Si nous faisons référence à cette séquence, c’est que la représentation de la ville y est annihilée. La ville devient floue, trop rapide pour être fixée, évanescente. En d’autres termes, elle disparait. L’analogie avec la mouette ne semble pas fortuite : pour un animal, peu importe si c’est une ville, une plage ou un pont de bateau, ce qui compte c’est la nourriture disponible. Pour un être humain, la même nécessité peut animer celui qui souhaite survivre, et échoue en ville pour trouver travail et salaire. L’aspect culturel disparait ici au profit de la simple question naturelle, traduit par le mouvement abstrait des mouettes.
Cette séquence signe l’arrêt de mort de la ville et du film. Juste après, on voit Khalid sur sa moto, filmé de profil pour la première fois, quittant la densité de la ville. Dans une zone tertiaire, le jeune coursier s’arrête et prononce les mots de la fin : « Je commence à en avoir marre de ce film. Je rentre chez moi ! » La phrase fait directement écho au sentiment du spectateur, qui vient d’absorber quatre heures d’images hypnotiques. La séquence des mouettes vient ainsi achever le film par l’abstraction totale et le sentiment qu’il n’y a plus rien à voir.
L’irruption du rêve à la fin du film : perte des repères et disparition de la ville telle que connue
Après plus de trois heures de film sans commentaire, on entend enfin la voix du réalisateur en off. La caméra glisse sur les flots, d’abord de nuit, puis à l’aube, dans un éternel travelling latéral de la droite vers la gauche (#117). L’ambiance est brumeuse et mystérieuse, teintée du bleu d’avant le jour. Et la voix de Johan van der Keuken récite calmement :
« Ce matin à huit heures, je conduis la voiture au garage.
Je laisse la voiture, je traverse le nouveau quartier et je passe sous le tunnel du Ringdijk.
De l’autre côté du tunnel, je découvre une large vallée peu profonde, pleine de jardins ouvriers.
Un vaste champ, irradié d’une lumière blanche.
Je m’arrête et je regarde.
Je suis loin, je fais un long voyage dans ma propre ville.
Je sais que la vie est un rêve.
En cinq minutes, j’arrive à la gare de L’Amstel. Là, je prends le métro.
J’arrive chez moi, et le téléphone sonne.
Ma femme m’appelle de Rio de Janeiro.
J’entends sa voix. »
Les phrases énigmatiques246 résonnent avec le paysage filmé : une berge, sur laquelle s’étire un homme. Quand retentit la phrase « Je sais que la vie est un rêve », Johan van der Keuken le cadre dans un cadre, un portail métallique. On revoit le même homme nageant, plus tard, après une minute de glissement silencieux sur l’eau, accompagné par le clapotis provoqué par le bateau. Les noms de lieux cités ne correspondent pas aux endroits parcourus par la caméra (le contraire aurait été étonnant). Le spectateur est projeté dans une vision brumeuse, sans accroche territoriale, dans les méandres du rêve du cinéaste. En mettant en scène cette séquence, Johan van der Keuken semble nous dire que tout ce qu’il a représenté n’est que le fruit de son imagination. C’est cette ville imaginaire que nous avons tenté de décrire tout au long de cette partie. En révélant que tout est rêve, le cinéaste sait aussi qu’il combine toujours les éléments du réel avec son imagination, que le rêve se base aussi sur la réalité. Ainsi écrit-il dans la revue Skrien en 1987 :
« La vie est un rêve ou un voyage, ou un voyage rêvé à travers un monde qui, bien entendu, existe tout à fait en dehors de nous. Nous dormons parce que le monde existe en dehors de nous et parce que, sans nous, il serait probablement dans un meilleur état – auquel cas nous ne serions pas là pour le savoir247. »
— Johan van der Keuken
L’œuvre de Johan van der Keuken est souvent liée au rêve248. Mais peut-être peut-on y voir l’idée que, derrière la caméra, le cinéaste voit un monde qui n’existe qu’au travers d’elle. Que l’image revient à la réalité par la projection, puis peut redevenir rêve par la force des images. En d’autres termes, un rêve en tension avec la réalité. Au fond, la séquence questionne notre rapport aux images. Qu’a-t-on réellement vu d’Amsterdam ? Ces quatre heures d’images sont-elles bien vraies ? Nous souhaitons y voir une invitation à la visite : « Je suis loin, je fais un long voyage dans ma propre ville ». Redécouvrir les lieux familiers, les explorer, être fasciné. Mais aussi, visiter Amsterdam, avec le film-rêve de Johan van der Keuken en tête. Et rêver à son tour.
206 TOUBIANA, Serge, « Le monde au fil de l'eau : entretien avec Johan van der Keuken », Cahiers du cinéma, octobre 1997, #517
207 BERGALA, Alain, « Les voyages de Johan Van der Keuken », Le Monde diplomatique, mai 1982, page 25
208 TODE, Thomas, « Démontage du regard définitif », Images documentaires, n°29/30, 4ème trimestre 1997–1er trimestre 1998, page 42
209 VAN DER KEUKEN, Johan, Aventures d'un regard, Paris, Cahiers du cinéma, 1998, page 183
210 DEREUX, Robin, Les films de Johan van der Keuken : un cinéma de la mémoire ?, Université Paris 8, 2001, page 327
211 FREMION, Yves, « Les Provos, 1965-1967 », Matériaux pour l'histoire de notre temps, n°11-13, 1988, page 48
212 Ibid., page 51
213 DEREUX, Robin, Les films de Johan van der Keuken : un cinéma de la mémoire ?, Université Paris 8, 2001, page 399
214 ELSAESSER, Thomas, European cinema : face to face with Hollywood, Amsterdam, Amsterdam UP, 2005, page 197
215 DEREUX, Robin, Les films de Johan van der Keuken : un cinéma de la mémoire ?, Université Paris 8, 2001, page 327
216 NOUEL, Thierry, « Ailleurs est ici », La Revue Documentaire, N°16, 2000, page 2
217 Ibid., page 2
218 VAN DER KEUKEN, Johan, Aventures d'un regard, Paris, Cahiers du cinéma, 1998, page 184
219 Ibid., page 184
220 VAN DER BURG, Jos, « Amsterdam, Global Village », De Film Krant, 1996, http://www.filmkrant.nl/_titelindex_A/1123
221 VAN DER KEUKEN, Johan, Aventures d'un regard, Paris, Cahiers du cinéma, 1998, page 184
222 Ces axes de vol ont été ajoutés à la carte des lieux de tournage, avec les surfaces couvertes par la caméra.
223 DEREUX, Robin, Les films de Johan van der Keuken : un cinéma de la mémoire ?, Université Paris 8, 2001, page 328
224 PY, Aurélien, Amsterdam Global Village de Johan van der Keuken, Crisnée, Yellow Now, 2006, page 77
225 NOUEL, Thierry, « Ailleurs est ici », La Revue Documentaire, N°16, 2000, page 11
226 DEREUX, Robin, Les films de Johan van der Keuken : un cinéma de la mémoire ?, Université Paris 8, 2001, page 134
227 NOUEL, Thierry, « Ailleurs est ici », La Revue Documentaire, N°16, 2000, page 11
228 VAN DER KEUKEN, Johan, « Le Cadrage », Dérives, 1977, http://www.derives.tv/Textes-de-Johan-Van-Der-Keuken
229 NOUEL, Thierry, « Ailleurs est ici », La Revue Documentaire, N°16, 2000, page 4
230 PY, Aurélien, Amsterdam Global Village de Johan van der Keuken, Crisnée, Yellow Now, 2006, pages 24-25
231 Ibid., page 91
232 DEREUX, Robin, Les films de Johan van der Keuken : un cinéma de la mémoire ?, Université Paris 8, 2001, page 218
233 Ibid., page 571
234 Johan van der Keuken est en revanche bien allé à La Paz pendant le voyage pour Amsterdam Global Village, il en a rapporté la série de photographies Bolivie, un jour à La Paz (1995).
DEREUX, Robin, Les films de Johan van der Keuken : un cinéma de la mémoire ?, Université Paris 8, 2001, page 520
235 FARGIER, Jean-Paul, « J’@% », Images documentaires, n°29/30, 4ème trimestre 1997–1er trimestre 1998, page 27
236 DEREUX, Robin, Les films de Johan van der Keuken : un cinéma de la mémoire ?, Université Paris 8, 2001, page 311
237 Ibid., page 218
238 Johan van der Keuken a réalisé Sarajevo Film Festival Film à partir de cette expérience.
239 DEREUX, Robin, Les films de Johan van der Keuken : un cinéma de la mémoire ?, Université Paris 8, 2001, page 101
240 Le réalisateur en prendra conscience plus tard. Pour Robin Dereux, cela rappelle à quel point le cinéma de Johan van der Keuken peut être lié à l’inconscient.
DEREUX, Robin, Les films de Johan van der Keuken : un cinéma de la mémoire ?, Université Paris 8, 2001, page 218
241 NOUEL, Thierry, « Ailleurs est ici », La Revue Documentaire, N°16, 2000, page 11
242 GILOT, Françoise, LAKE, Carlton, Vivre avec Picasso, Paris, Calmann Lévy, 1991 in
TODE, Thomas, « Démontage du regard définitif », Images documentaires, n°29/30, 4ème trimestre 1997–1er trimestre 1998, page 44
243 DEREUX, Robin, Les films de Johan van der Keuken : un cinéma de la mémoire ?, Université Paris 8, 2001, page 338
244 Ibid., page 309
245 PY, Aurélien, Amsterdam Global Village de Johan van der Keuken, Crisnée, Yellow Now, 2006, page 15
246 Les phrases sont récitées en néerlandais, nous citons ici les sous-titres français.
247 DEREUX, Robin, Les films de Johan van der Keuken : un cinéma de la mémoire ?, Université Paris 8, 2001, page 316
248 Ibid., page 315
À une époque où l’image est reine et trop rarement questionnée, il parait fondamental de s’interroger sur les représentations et sur leur pouvoir d’interprétation de la réalité. Ces questionnements nous ont mené loin dans les découvertes cinématographiques et littéraires – et le voyage est loin d’être fini. Le documentaire, parce qu’il met en tension l’empreinte du réel et la subjectivité, nous a semblé être un cas de figure intéressant pour comprendre les enjeux de la représentation d’une ville. C’est à la fois ce qui fait la richesse et la difficulté de l’étude de ce médium : même avec un regard critique, difficile de ne pas se laisser happer par les images, puisque, dans un film, le signifiant et le signifié sont presque identiques249. Le risque de cette proximité étant de vouloir à tout prix comprendre la ville filmée à travers sa représentation. Alors que l’intérêt du film documentaire, c’est justement qu’il ne peut pas représenter fidèlement cette réalité. Dès lors, l’étude plus détaillée de la ville et de sa représentation filmique parait indispensable pour éviter la confusion entre les deux. Le travail d’analyse effectué pour Amsterdam Global Village mériterait donc d’être reproduit pour la plupart des films que nous avons évoqués, à condition que les sources existent. De même, la filmographie, loin d’être exhaustive, pourrait être largement complétée, en particulier entre les périodes que nous avons évoquées.
Au cours de la deuxième partie de ce travail, nous avons tenté de décrire la ville de Johan van der Keuken. S’il apparait que le réalisateur avait en effet des intentions spatiales et urbaines précises, reste que l’idée de « construire » une ville par le documentaire est peut-être très ambitieux. Le documentaire n’est probablement pas un mode de représentation idéal, et il ne permet pas de tout détailler. Le médium cinématographique ne dispose pas de toutes les possibilités du langage, et ne peut pas faire de généralités. Seuls les cas particuliers pourront être montrés, et cela dans un temps limité. Autrement dit, utiliser le documentaire comme outil de projet complet semble relever du défi. Une ville reste un objet fort complexe, qu’un seul individu ne pourrait créer. En ce sens, peut-être que la démarche d’un documentariste se rapproche plus de celle d’un créateur d’utopies, comme Constant Nieuwenhuys et sa New Babylon. La ville est documentée, mise en image, projetée, mais elle n’accèdera pas à la réalité sans le collectif qui fait la ville. En revanche, intégrer le documentaire dans une démarche de projet pourrait être intéressant, surtout avec une approche créative remettant en question l’objectivité du médium et de la ville représentée. Probablement, un film comme Disorder générerait des idées de projet originales et, qui sait, fructueuses.
Un autre aspect qui mériterait d’être développé, serait l’impact d’un documentaire urbain sur la perception d’une ville. Nous n’avons pas abordé ce sujet dans son aspect théorique, car il se relie davantage à des questions de sociologie ou de psychologie. Et les réponses pourraient être infinies, car chacun interprète une représentation avec ses propres codes culturels personnels. Néanmoins, questionner le rapport à la ville par le documentaire pourrait être une piste intéressante, en particulier si la forme inhabituelle du médium permet de surprendre le spectateur. Car l’intérêt du documentaire, c’est de jouer avec les perceptions de la réalité pour la transformer. À ce titre, il reste une envie de projet à réaliser : retourner à Amsterdam avec le film de Johan van der Keuken en tête, et documenter cette expérience. Ce serait à la fois une confrontation entre la mémoire des lieux et la mémoire du film, et un « pèlerinage » cinématographique, à la manière de Wim Wenders sur les traces d’Ozu à Tokyo.
Pour aller plus loin, il serait certainement pertinent d’interroger les réalisateurs de documentaires actuels sur les problématiques urbaines. En effet, il est apparu que les sources concernant la relation entre documentaire et ville sont rares ; le témoignage de ceux qui façonnent le médium de nos jours pourrait apporter un éclairage inédit sur la question. Nombre de réalisateurs décédés manqueraient à l’appel. Mais nous avons vu que le documentaire connait aujourd’hui un nouvel âge d’or, favorisé par le numérique. Quelles seront les pratiques documentaires du futur ? De nouveaux modes de représentations, hybridant le documentaire urbain et internet, verront-ils le jour ? Ainsi, il serait intéressant de voir comment une nouvelle génération de documentaristes de la ville pourrait émerger, dans la lignée de Chris Marker et Johan van der Keuken.
« Nous devrons être nombreux à essayer de déchiffrer la ville où nous nous trouvons, en partant, si c’est nécessaire, d’un rapport personnel.250 »
— Roland Barthes
249 MONACO, James, How to read a film, Oxford, Oxford University Press, 2000, page 128
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Art
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Ce mémoire est dédié à celles et ceux qui nous manquent ici,
et qui nous inspirent de là-bas :
Sabine, Janine, Jean-Michel
Merci à Rémy Jacquier, Marie Rolland et Maëlle Tessier pour leurs conseils, leur exigence et leur bienveillance.
Je remercie :
toute la famille pour le soutien dans les moments qui comptent, et en particulier : Maman, Camille, Jumaï
Thierry Nouel, pour s’être intéressé à mon travail, ainsi que pour son texte touchant sur Amsterdam Global Village qu’il m’a gentiment envoyé
Lena et Gill pour les ressources précieuses, et pour toutes ces discussions passionnantes.
Corentin, Thomas, Dorin, Marine, Kevin, Aurélie, et François pour les encouragements, les conseils et coups de main précieux.
les enseignants de cinéma du lycée Guist’hau, et en particulier Hervé Lecornu pour m’avoir fait découvrir Amsterdam Global Village et Johan van der Keuken.
tous les cinéastes, écrivains, auteurs, poètes, historiens, sociologues, philosophes, journalistes, passionnés, sans qui ce mémoire n’aurait jamais abouti.
tous ceux que j’oublie maintenant, et que je rajouterai un jour au crayon.
Deuxième édition
novembre 2017 – août 2018 pour la version numérique